La perfection inaccessible
Katia Boyadjian – fille d’une danseuse française et d’un photographe arménien qui né en Cilicie (région d’Arménie turque) immigre en Egypte après le génocide. Katia est née au Caire en 1958, mais sous le nouveau régime de Nasser la famille quitte l’Egypte pour s’installer à Paris.
Photographe de grande réputation en Egypte, Angelo, père de Katia, doit repartir de zéro en France.
Mais ce n’est ni le succès de son père ni celui de son oncle Levon Boyadjian (Van Leo) qui lui a fait choisir la photographie.
Elle-même explique avoir eu la chance de rencontrer Daniel Juré, peintre, photographe et sculpteur à Caen (Normandie). Leur grand amour et leur passion pour l’art les unissent au fil des années. Dès le début de leur rencontre elle devient le modèle de Daniel, et petit à petit elle commence à photographier le travail en atelier. Puis elle publie Jours ouvrés, Carnets d’Egypte, Portraits chroniques, Voyage en Arménie et autres.
Katia et Daniel vivent en Normandie. Ils ont présenté ensemble plusieurs expositions. En 2007, dans le cadre de « L’année de l’Arménie en France », a eu lieu l’exposition Voyage en Arménie. En outre, Katia a participé à l’exposition L’Orient des photographes arméniens organisée par l’Institut du Monde Arabe à Paris où parmi les œuvres des frères Abdoul, Van Leo, Angelo et autres ont été présentées les œuvres de la nouvelle génération de la dynastie des photographes Boyadjian.
1. En tant qu'artiste, qu'est ce que pour vous la perfection?
- Chaque époque a sa perfection assignée selon les codes de représentation qu'elle s'est donnée, il est souhaitable sans doute que les codes en question fussent transgressés. Le doute de notre temps c'est qu'il ne reste plus rien à transgresser, sinon les codes moraux et cela n'est plus du domaine de l'art. Donc la perfection ce serait la photographie avec ses limites acquises transgressées par le seul affectif, autrement dit l'inspiration du dernier instant, jouissance de la prise de vue en toute liberté : la perfection ne peut pas être surfaite, elle est multiforme et non fabriquée.
Un artiste ne doit pas chercher la perfection, mais doit rendre le chaos de l'inspiration sans son désordre car tous les tyrans ont cherché la perfection, et personne n'y est arrivé et pour cause c'est une chimère. En terme freudien une névrose. Tous les pouvoirs autoritaires se targuent de perfection. La perfection vise au totalitarisme.
Cherchez-vous la perfection?
- Le seul moyen de ne pas la trouver c'est de la chercher. La perfection a son autonomie et semble, quand elle se réalise, être anonyme, c'est son mode d'être : anonyme chacun peut la reconnaître pour être sienne. C'est une fonction de l'art, un code moral que cette altérité.
Qu'est ce qu'une perfection en photographie pour vous?
- La perfection en photographie s'adresse au chef-d'oeuvre comme dans tous les autres arts, en ce sens elle ne peut être que rare puisqu'elle vient quand elle veut presque par inadvertance. La seule situation possible est de se rendre disponible pour l'accueillir. Ceci est être à l'oeuvre. C'est le travail de l'artiste.
2. Si l’on compare vos œuvres avec celles de votre père et de votre oncle, qui ont photographié beaucoup de célébrités et montraient le brillant et le lustre, on a l'impression que vous avez choisi une voie opposée. Vos sujets touchent un autre aspect de la vie par exemple des portraits de personnes âgées en maisons de retraite, vos photographies d’Arménie, d’Egypte etc. de ce qu'ils faisaient. Est-ce un choix conscient? Et pourquoi ce choix, que voulez-vous transmettre?
- Oui nous sommes à l'inverse pour des raisons d'époque peut-être... mais davantage par tempérament, nos positions idéologiques ne servant pas les mêmes raisons. D'autant que mon oncle et mon père avaient sans doute pour des raisons d'exil besoin d'une réussite mondaine pour rétablir le narcissisme perdu d'un peuple en déroute, les Arméniens venaient de souffrir le premier génocide moderne, pauvres en exil ils devaient signifier la valeur d'un peuple dans sa survie face au monde, une reconquête. Ceci explique aussi les moyens employés, lumières brillantes, qualité du piqué irréprochable, une perfection qui n'est pas ma visée. A l'inverse notre temps de débâcle unilatérale et mondialiste de conquêtes matérielles ignore la beauté de la vieillesse, de l'animalité, de la simplicité, du vrai, c'est là ma reconquête du monde : d'aller vers ce que la barbarie actuelle veut ignorer, je veux faire briller ce vieux monde si doux qui disparaît.
3. Katia Boyadjian, est-elle une artiste indépendante au sens de ses projets, ou est-elle toujours en binôme avec Daniel Juré? Peut on envisager ces deux personnes indépendamment l'une de l'autre? Existe-t-il des projets ou seulement l'un d'entre vous est impliqué?
- Deux artistes dans le même atelier, et dans le même lit! enfantent des projets communs. C'est le résultat d'un quotidien. Mais pas seulement. Il s'est trouvé que dès la première exposition commune il y a eu une demande du public et des institutions. Ils y ont vu un complément. A ne pas douter qu'il y a une projection de chacun vers ce couple, l'idée d'un accomplissement, toujours cette notion d'anonymat, le couple étant générique. Sans doute une femme est-elle là à l'égal d'un homme dans la création mais sans revendication de rupture revancharde. L'idée d'une harmonie.
- Bien sûr ces deux auteurs comme tous les autres individus ont leur vie propre et leur propre exigence. Il existe des travaux séparés, en tout cas les travaux montrés en duo peuvent tout à fait se concevoir seuls.
4. Pourquoi les photographies peintes? Comment est venue cette idée de coloriser les photographies? La série de Voyage en Arménie est faite avec cette technique.
- Ca c'est une histoire ancienne : mon père faisait peindre ses photographies par des coloristes-retoucheurs au Caire, il m'en contait la merveille et la méthode que lui n'a jamais réussi à maîtriser. Mais ce n'est pas la seule raison, j'aime les autochromes et le tirage Fresson. Je me suis donc approchée de ces deux apparences par le biais de la peinture à l'huile, ma cohabitation avec un peintre a nettement facilité la découverte méthodique de ce mode de colorisation.
5. Qu'est ce que ou qu'est ce qui vous inspire dans votre vie et dans votre création?
- Une résistance active à la laideur morale. Une résistance à la dispersion identitaire. La récompense dans l'altérité. L'identification à un monde recréé et par-là même sauvé.
6. On sait que vous êtes attachée à l'Egypte et l'Arménie, le lieu de votre naissance et celui de vos origines, mais en faisant des voyages là-bas, et en préparant une série de photographies, est-il important pour vous que ça soit exactement ces pays qui sont présentés sur les photos? Qu'est ce qui est le plus important pour vous dans ces voyages? Est-ce que vous essayez de transmettre des sentiments personnels ou par vos photos vous présentez un monde exotique pour le public français et européen? Est-ce que ces photographies auraient la même valeur pour vous si elles étaient faites par exemple en Inde ou en Chine, et pas en Arménie et en Egypte?
- Oui il est important pour moi d'extraire avec exactitude ce qui ne se propose que dans la singularité, l'originalité, l'authenticité d'un territoire puisqu'il définit la thématique. Qui devient essentiellement thématique affective en sa réalité. Cela serait vrai pour le Groenland, le Zimbabwe ou la Terre de Feu mais vous avez raison ces deux pays l'Egypte et l'Arménie fondent mes repères que je transmets fervemment au public. Toutefois les photographies que j'ai rapportées d'Arménie n'ont pas été appréciées des Arméniens d'Arménie, de même que les photos d'Egypte ont fait scandale à Alexandrie, il y a sans doute une différence culturelle quand à l'autonomie du regard sur l'oeuvre d'art et justement nous bouclons la boucle : une notion différente de la perfection.
7. Pourquoi avez-vous choisi la photographie? Pourquoi pas un autre art? Qu’est ce qui a déterminé votre choix?
- Vivant avec un peintre j'ai vite compris que l'art de peindre requérait une aptitude au tourment que je ne possédais pas. La photographie s'est imposée à moi comme un complément d'atelier mais la magie de l'oeuvre en son principe d'autonomie s'est avérée révélatrice dans la poursuite des Jours ouvrés. C'est ce travail de portrait/autoportrait qui a décidé de mon destin d'artiste photographe.
8. Vous vous considérez tout d’abord comme une photographe professionnelle ou une artiste au sens large?
- Je me considère comme une artiste photographe au sens où toute attitude professionnelle est antagoniste à la création.
Je vise plus à de la poésie en images : l'indicible.
9. Comment la thématique arménienne est entrée dans votre vie? Etait-elle présente dès votre enfance ou vous l’avez découverte seulement pendant votre voyage en Arménie?
- La thématique arménienne est contenue dans mes gènes, il m'a fallu comme beaucoup d'autres arméniennes d'origine l'ouverture des frontières à la chute de l'Union Soviétique, la réalité historico-géographique étant contraire à mon histoire privé.
Mon premier et unique voyage en Arménie a duré deux mois.
Le type arménien, tout le monde le connaît, sourcils noirs se joignant en ailes d'oiseau sur le front, l'oeil de velours mais j'ai moi-même le type caucasien, blonde, les yeux gris clairs. J'ai peu rencontré mon propre type.
L'Arménie est un pays inattendu qui a beaucoup à voir avec l'Europe des années cinquante. La frontière iranienne est proche cependant le fait que l'Arménie soit une enclave chrétienne en territoire musulman la rattache à l'Europe dans ses moeurs. Et les réponses du peuple arménien aux exigences de la morale sociale autant que religieuse sont celles des européens.
11. Pourquoi à votre avis beaucoup d’artistes des arts visuels tôt ou tard commencent à s’orienter vers la philosophie? Avez-vous votre philosophie de vie?
- Il est évident que les philosophes se sont davantage intéressés aux arts visuels, la peinture en particulier, qu'à la musique qui possède un penchant très naturel et qui est un art de l'agrément avant tout. Les arts visuels en leur abstraction sont des discours sur le mode d'être au monde. Partant de là il était raisonnable qu'à l'inverse les auteurs de cet art visuel répondent en philosophes à ce questionnement abstrait. Une image est une incursion dans le réel interprété donc à justifier.
12. La religion joue-t-elle un rôle dans votre vie?
-J'ai été baptisé au Caire par un prêtre catholique parce que le service religieux et les honoraires du prêtre étaient moins coûteux que ceux du patriarcat arménien. C'est une situation probablement de migrant arménien mais elle répond directement à votre question quand à ma neutralité religieuse.
13. Aujourd’hui peut-on parler d’une évolution des arts visuels? Ou leur commercialisation de plus en plus élargie amène à la dégradation de l’art?
- Il est évident que l'art se dégrade, le visuel comme les autres, comme se dégrade l'humanité, comme se dégrade l'altérité, comme se dégrade la spiritualité, comme se dégrade l'amour filial. Le plus dangereux n'est pas le réchauffement de la planète mais le refroidissement des coeurs.
14. En général, fréquentez-vous des expositions photographiques d’autres artistes?
- Bien sûr je fréquente avec bonheur le plus possible d'expositions. Paris est une ville active à ce sujet et je demeure à proximité.
15. Avez vous rencontré vos collègues arméniens?
- J'aime à rencontrer des Arméniens mais des photographes je n'en connais pas. J'ai dû recevoir un mail d'Agoudjian au moment de l'événement culturel national "L'année de l'Arménie en France".
Diana Stépanyan
Revue Aniv 2009 n°2