Journal de pose Séance tenante
Jude Stéfan
Rue République à Orbec le 15 novembre 2006. Orbech dirait le poète en forçant l’accent tonique germanique.
Il est 13 heures 30 nobody.
Je fixe la limite décente à 14 heures 30 après quoi l’impatience m’éloignerait de toute concentration. Il y a en la circonstance plusieurs refuges possibles: le bistrot, la grande nature voisine ses ruisseaux et ses oiseaux, le musée de la ville s’il y en a un… l’église et son cimetière. Je suis entré dans l’église écouter la rumeur de la ville qui cuit à l’étouffée. J’ai fait le vide à la lueur des cierges, manière universelle d’invoquer la présence et comme l’esprit et le corps sont liés d’intimité trois quarts d’heure plus tard en repassant devant la pâtisserie de la Grand-Rue j’ai eu envie d’un grillé aux pommes. Il était bon, à Orbec on respecte les traditions aux pommes. Quatorze heures vingt rue République : toujours nobody!
Et mon Jude qui déboule au volant de sa petite Renault, se gare devant chez lui, s’explique « Je pensais que vous n’auriez pas attendu » sur quoi j’ai dit que « la limite n’était pas atteinte, que peu s’en fallait... que somme toute l’éternité devait patienter aussi».
J’ai débarqué mon nécessaire de peintre: couleurs à l’huile, toile à grain fin tendue et encollée par mes soins, le chevalet féerique.
Dix ans plus tôt j’avais visité Jude Stéfan, je connaissais son antre du rez-de-chaussée trop sombre en la saison, nous sommes montés à l’étage et nous sommes installés pour la pose dans une petite chambre donnant sur la rue République. Un chauffage électrique chauffait la pièce il faisait bon.
Le chevalet dressé dans la lumière, la fenêtre laissait entrer suffisamment de clarté pour éteindre l’ampoule électrique ; Jude Stéfan a posé les mains dans les poches de son pantalon de velours à côtes assis sur une chaise paillée entre le lit et l’armoire. Le mobilier était d’époque le poète aussi qui m’a demandé quel maintien il devait prendre pour me satisfaire. La pose me convenait telle.
C’est un beau portrait avec quelque chose comme de la tendresse à l’émergence du col de la chemise à carreaux, pour le vide devant c’est le destin pourri de tous les vivants ci-devant, à moins que ce ne fut la pure présence.
Adrien Goetz
Hier, dimanche 3 février 2007 Adrien Goetz a posé à mon atelier de Reviers, en voisin. Accompagné de son frère, qui lui ressemble étonnamment et de ses deux nièces, pour qui l’occasion était bonne de visiter un atelier le dimanche…
Qui était Adrien Goetz ce dimanche 3 février en milieu d’après-midi pour que son portrait soit l’exact double de son apparaître?
– après que nous ayons pris le café, vu des œuvres, et notamment le portrait de Jude Stéfan, le charmant frère et les nièces adorables (mais qui n’accédaient pas à la gloire des lettres) s’en sont allés de par la campagne voir les tumulus non loin de la départementale 176.
Adrien Goetz a ôté son pardessus gris dans lequel j’ai cru qu’il poserait, car il faisait froid au rez-de-chaussée. Et j’avais conjecturé à tort durant une heure évinçant ce que peut contenir d’idées, de déjà vécu, le regard sans la main.
Sitôt assis il s’en est défait pour paraître en chemise bleue, en bras de chemise. Ce bleu! M’y résoudre coûte que coûte ai-je songé, car il faut songer avant l’action pour ne point avoir à y revenir…
C’est le portrait d’un écrivain qui a posé dans sa chemise. Goetz?... il est dans sa ch’mise! Cela veut-il dire bien avec soi-même? C’est l’idée que donne le portrait dans son immédiat; et comme l’ailleurs en sa neutralité se conçoit dans la chemise bleue l’alentour du portrait en imite la dynamique. L’homme va parler, la peinture n’entendra pas… ce double ne dit rien de moins.
Jean Lacouture
Ce mardi 5 février 2007: portrait de Jean Lacouture qui a posé dans son cabinet d’écriture, une pièce contiguë au séjour – pour plus de sérénité une heure avant la pose j’ai entreposé mon matériel constituant l’atelier ambulant dans la loge de la concierge qui a été bien aimable de le mettre en sûreté. Elle s’est montrée d’ailleurs très enthousiaste à la vue du portrait en place du vide qu’elle avait entreposé trois heures plus tôt ; son accent espagnol pour le dire…
Tout de bienveillance fait Jean Lacouture m’a aidé à transporter mon barda de couleurs, de chevalet, de palette, récipients et bocaux, chiffons. Non sans quelque inquiétude, devant l’événement dérangeant il s’est enquis de la salissure possible?
Nous nous sommes casés dans l’exiguïté de la pièce, lui en place habituelle derrière son bureau le dos à la vitrée en contre-jour.
J’ai dû surmonter un sentiment, oh ! léger sans doute… disons une gêne passagère, devant le capharnaüm qui effarouchait la tempérance visible de mon modèle. Auprès de mes couleurs contenues en deux étuis à violon, les chaussons du globe-trotter dans ses pénates, et ce n’est pas un moindre détail qu’une bonne vieille paire de charentaises à carreaux usés sur la moquette. Simonne, Madame Lacouture, patientait au séjour faisant corps à présent avec son fauteuil.
Durant la pose Paludes fut au centre de notre conversation, j’appris qu’il y eût une société (dont j’aurais pu faire partie) d’admirateurs, « d’adeptes » de Paludes! J’écoutais la voix nerveuse et précise qu’autrefois enfant j’entendais sur les ondes, la même voix ressurgie des tumultes de l’histoire et des stratégies géopolitiques du désastre commenté.
Jean Lacouture loge à vue de la Seine, l’immeuble date du temps des Louis de France. Un tapis rouge conduit ses pas jusqu’à son seuil. Il est vénéré de sa concierge qui, comme tout un chacun, connaît le code d’accès à sa sympathie. Après la pose, sans modération, dans un grand verre, j’ai accepté un pur malt d’Ecosse rond et boisé, pour la route…
Daniel Biga
Daniel Biga a posé ce lundi 19 mars 2007 dans son appartement de Nantes.
Rendez-vous pris pour 14 heures.
L’éternité passe grain à grain, suis devant Les cribleuses – impossible de venir à Nantes sans voir la merveille du matou qui veille à l’oubli sur l’ouvrage du tamis. Devant la merveille, tout à l’heure me faudra-il, aussi, donner sens au mystère d’exister? Tout à l’heure pour L’amour d’Amirat Biga et moi auront fait le portrait de l’autre Biga, celui que Daniel Biga ne connaît pas et qui lui ressemblera comme un frère.
Il est assis ce frangin, à l’ordinaire contraint comme l’animal humain, sur une chaise, un chat de gouttière apprivoisé, recueilli au chaud quand dehors il neige en rafales, que la bourrasque gicle au carreau.
(Nous contemplerons, l’œuvre achevée dans sa non-finitude, l’horizon de mars par-delà la Loire depuis le dernier étage périphérique: Krishnamurti au centre de notre conversation et puis d’autres… un poème de Marie-Jeanne Durry, promis par la poste quand entier il me reviendra, si bref pourtant?)
Morte / Les yeux encore ouverts sur la porte / Qui t’amenait toujours / Vers moi / Pas / Un jour sans avoir guetté ton pas ! / Je ne pouvais pas croire / Que tu / Seule / Que tu me laisserais seule de toi / Même à l’heure où s’arrête / Le cœur.
Et puis le frangin du portrait, celui qui vit ses heures mortelles, a fait du café, c’était l’heure de goûter. Dans le haut du placard de la cuisine il a atteint un paquet de gâteaux où le sigle AB se voyait rassurant comme les bonnes choses qui nous restent et une tablette de chocolat. J’ai hésité pour le chocolat, puis j’ai accepté. « Faut se vouloir du bien ». J’ai dû répondre qu’il ne fallait effectivement ne point trop se détester. Le chocolat aussi portait la marque AB.
C’est un beau portrait où la merveille de peindre est passée, pas étonnant Biga est de la partie! Ah oui, j’oubliais, quand j’ai débarqué l’atelier ambulant, à l’odeur de l’huile de lin, à la vue des couleurs, de la toile à grain fin il a dit: « À l’huile sur de la toile de lin! de la vraie peinture… » J’ai dit « Je travaille pour après-demain, s’il reste un peu d’éternité devant j’aurais fait bon œuvre».
J’avais de la route à faire… il m’a dit: « J’ai fait une belle rencontre » J’espère qu’il parlait du frangin en portrait qu’on a intronisé sur sa chaise cosmique hors apesanteur avant le goûter.
Michel Deguy
Ce mercredi 4 avril 2007 Michel Deguy a posé rue des Quatre-Vents à Paris au sous-sol de la librairie Touzot. J’allais dire dans la clandestinité tant les voûtes de l’ancienne cave cryptée sont sourdes à la réalité du quartier.
Entre deux avions, Michel Deguy qui rentrait du Japon, a fait son apparition énergétique à la librairie, à vélo. Salutations à Monsieur Bordas, second de Monsieur Touzot au Quatre-Vents; salutations vers moi-même du haut de l’escalier, puis il a disparu pour un express au comptoir d’un café quelconque.
J’étais arrivé tôt pour un stationnement probable au parking Saint-Germain, avais vidé l’espace-temps à Saint-Sulpice de cette viduité acquise j’affronterais mon modèle de haute vitalité… se livrerait-il malgré ce resserrement souterrain de voûtes et de murailles de mauvais augure à la vue desquelles il a retourné ses pas vers la surface, le soleil de Dieu, plus exactement le café du coin?
Michel Deguy, son être-là (son Dasein) semble imperturbable à l’exception près que devant son portrait il a cru s’apercevoir un air « ahuri ». Et moi j’aime ce mot-portrait aux allures d’interjection chevaline, quoiqu’encore compatible avec le Dasein humain : A-HU-RI. J’aime ce portrait difficile, Deguy juge et partie est parti… Le verbe perdu pour l’expression qu’est-ce à dire un ahurissement? Non point mais la perplexité en son ubiquité plus sûrement.
Bernard Noël
Tôt ce matin, jeudi 5 avril 2007 j’ai pris la route de l’Aisne, depuis Paris, l’itinéraire étudié la veille au soir, qui me mènerait chez Bernard Noël, sur le tableau de bord.
Et j’ai trouvé le moyen de me tromper de route! C’est à Compiègne que j’ai compris mon erreur de parcours où j’ai forcément pensé à Jeanne d’Arc et comme Bernard Noël occupait mon esprit, d’un château l’autre le Château de Cène, la pipe et le primate ont achevé de semer la confusion sur ma route des Flandres.
Attendu pour déjeuner à midi trente précises j’arrivai trois quarts d’heure en retard par force détours et rebours en cet âpre et douloureuse nature égarante… L’homme est tel qu’il se conçoit nimbé de sa présence, une femme comme pour le meilleur, on le conçoit, vit sous son toit. Le toit abrite l’œuvre d’une vie subversive, la vie n’abrite rien qu’un règne syncopé.
— « Du vin? »
— « Oui. »
Itou le rab, autre bouteille, si ce n’était ce portrait entre nous j’eusse sans vergogne roulé sous la table, mais. Vers quatre heures de ce bel après-midi, l’heure limite ayant sonné et l’enthousiasme de la table ne pouvant perdurer je proposais, reconnaissant, de nous mettre à l’œuvre. Notre belle et sémillante hôtesse du plus bel accent italien commentant, Bernard Noël a pris place forte dans un rose fauteuil couleur d’entrailles et de viscères. Rose comme en soi-même l’argument viscéral l’y tient.
Ses dernières paroles furent: « Je m’en vais! » à la vue du portrait sous le hayon à l’arrière de la voiture. Tête nue je conduisais le corbillard.
Michel Chaillou
Michel Chaillou incarné je l’ai connu derrière une pile de livres sur le stand qu’il tenait au Salon de Caen en mai. « Je suis dans l’optimisme, la légèreté de vivre, je parle d’absence… » disait-il à une lectrice potentielle de son dernier roman qui en ce beau dimanche de mai avait sacrifié la plage pour le rendez-vous culturel caennais – après tout peut-être ne savait-elle pas nager et le sacrifice n’était-il que celui du vent ? Pourtant faraud et subjugué d’absence j’en fis mes choux gras, de l’absent à nos côtés: je n’était-il pas un autre? Et le grand absent de la Nuit obscure?
La souris d’absence regagna d’autres meules de gruyère sur le Salon…
Michel Chaillou m’a invité à passer le voir, je lui ai parlé de l’atelier ambulant, des autres qui avaient posé et ceux qui poseraient. Restait à convenir d’une date ?
J’ai stationné l’atelier ambulant sur le boulevard, au bas de l’immeuble parisien juste devant l’entrée ce mercredi 3 octobre 2007. Ai réussi à faire le vide, ou l’absent puisqu’il en est question… en contemplant l’asphalte du trottoir. C’est là que j’ai su que les indénombrables taches délavées qui s’y incrustent sont autant de chewing-gums compulsifs déglutis piétinés.
L’obstacle franchi des portes tenues intimement closes par numérologie secrète, du pied bloqué un battant sur ses gonds cependant qu’à tours de bras l’encombrement fût passé, par les étages acheminé et le souffle repris je me tins à la porte du romancier.
C’était un bel après-midi d’octobre, l’enthousiasme solaire aux fenêtres de l’appartement assombri de beaux meubles s’organisait en crève-cœur: vision de Michel Chaillou enfant!
J’acceptai un café mousseux et bien dosé servi bienveillamment par Madame Chaillou, les chocolats qu’on m’invitait à dévorer sans retenue, je ferais bonne œuvre de les engloutir puisqu’un régime tempérait la gourmandise de mes hôtes.
Michel Chaillou tel qu’en lui-même a posé. Ressemblance acquise comme par inadvertance tellement Chaillou est lui-même naturellement pour l’autre. L’absence, l’épaisseur entre la réalité subjective et Le silence éternel de ces espaces infinis…, le Chaillou du portrait et moi en sommes effarés. Absence, enfance de l’être?
J’ai proposé de leur laisser le portrait quelque temps. Michel a décliné l’offre amicalement: « Je ne le supporterais pas, j’y parais dans l’effroi ! parce que je suis un homme dans l’effroi… »
Confondu dans le temps et l’espace retranchés, civilement à l’ordinaire, l’effroi nous est désagréable en somme. La peinture nomme autrement le silence régnant.
Michel Butor
Thonon les bains le dimanche 21 octobre 2007. Michel Butor était prévu en septembre… – contretemps – Il aurait fait beau alors!
Fin d’octobre: le Léman impétueux, ciel d’encre de lavis hugolien. Les bateaux d’eau douce tirent sur leurs amarres comme des vrais navires. L’hôtel pas cher du bord du lac est fermé, la saison est passée – sur les rives où se sont rencontrés mémorablement Rainer Maria Rilke et Paul Ambroise Valéry, où Frédéric Sauser tirait des bords avant que d’être Blaise Cendrars, où Ramuz pêcha un poisson abyssal.
La chambre est glaciale, la température soudainement basse a pris tout le monde à revers. La défaite des beaux jours. De hasard ce 21 octobre 2007 vers 21 heures une chaîne de télévision diffusait (La maison du lac). Jane et Henry Fonda mais surtout Katharine Hepburn! Touchante et belle.
Insomnie.
L’homme descend l’usinge ce matin dans la grande galerie vidée de sa clientèle estivale. Il faut écrire Lucinges et cela n’y paraît plus, d’autant que nous allons monter la route en lacets sur les hauteurs de Genève. – Butor qui porte un nom d’oiseau habite Lucinges… il faudrait aussi tenir la bride à mon bestiaire insomniaque!
À Annemasse j’ai demandé ma route, une femme m’a répondu: « Qu’iriez-vous faire à Lucinges, est-ce bien à Lucinges que vous vous rendez? Il n’y a rien à voir là-bas, vous devez vous tromper! »
Silence des hauteurs. Lundi 22 octobre 2007 je suis à pied d’œuvre à l’heure dite au lieu-dit… Jocelyne, la créatrice des légendaires salopettes Butor, entraperçue, je me laisse guider à travers le chalet jusque sous la pente du toit.
Installation de l’atelier, pose.
— À mon bureau?
— Non pas là-devant!
— Puis-je m’occuper à lire?
— Non pas là-devant!
L’ère glaciaire au centre de notre conversation, mais encore:
— Va-t-il neiger?
— Non pas, il ne neige plus sur nos pentes!
… La pente s’offrait vertigineuse à la vitrée.
— Le réchauffement, le CO²?
— Non pas, la terre est en réchauffement cyclique, depuis l’ère glaciaire!
Je n’ai pas bien compris à quel pic notre cycle en était, l’improbable me tenant à distance je me suis dit, néanmoins pour acquis: l’homme descend l’usinge!
… Ritournelle obsessionnelle à fleur de cortex ou fragment neuro-sonore coincé dans les méandres cérébraux que la nuitée du lac avait conçu qui s’effacerait à la faveur d’une lune prochaine?
Lucinges est un village à mi-hauteur qui résistera peut-être à la climatologie du désastre. Quand bien même la mer envahirait la place de l’église on n’aurait plus mal aux dents, nous autres les humains. Pas étonnant que le portrait de Butor tienne de la figure du Saint Nicolas de chapiteau roman et du bûcheron-charpentier Noé embarqué sur l’arche avec son seul opinel à virole, scrutant un ciel de palombes pour que l’avenir se répète une fois encore. En attendant le déluge il m’a offert les volumes de ses œuvres complètes! Un ami m’a dit: « C’est le facteur Roulin? » Tout est possible, le facteur Roulin aussi était un hominidé qui jadis tutoya notre galaxie.
Abdourahman Waberi
Abdourahman Waberi a posé à l’atelier ce samedi 3 novembre 2007. Il est venu lors d’une de ses visites aux siens, un de ses deux fils l’accompagnait l’autre était souffrant…
Rendez-vous pris de longue date par « émile » (voir dictionnaire matznevien). Abdourahman qui à présent réside à Boston USA vécut à Caen ses premières parutions de romancier, sa notoriété embellit les lettres caennaises et l’on s’enorgueillit de l’avoir connu petit – même si cela ne se voit pas de prime abord il est « t’cheu nous ». De temps en temps il reparaît. C’est entre deux vols transatlantiques qu’il est venu se poser à l’atelier, l’oiseau d’Afrique.
Il a fait une de ces belles journées d’automne : ciel dense par-dessus les pignons crénelés du village, rue déserte – nulle part ici –. Le gosse confié à Katia est allé boulotter les dernières framboises de la saison dans le potager du dénommé Pierre Bastard notre voisin immédiat puis ils sont allés voir la basse-cour à Denis, l’autre voisin qui élève de la volaille sur le terrain du susdit Bastard. Paraît qu’il a eu un peu la frousse des oies et des jars et de toute cette volaille accourue à travers le pré sous les pommiers à cidre.
Abdourahman a bien tenu la pose. Comme chacun le sait « les blancs » ne sont pas blancs et les « noirs » ne sont pas noirs… à preuve il faut une base de cramoisi, une pointe de jaune de chrome, du violet permanent, et bien d’autres intentions chromatiques pour incarner un Waberi éthiopien pas exotique.
Le meilleur de l’affaire c’est l’éclat de rire du fiston, retour des prés, à la vue du paternel les élytres pris dans la peinture fraîche qui séchait. Et ça c’est rigoureusement bon signe, je le sais d’expérience d’entomolittéralogiste (celui qui collectionne les écrivains comme des hannetons).
Michel Tournier
Ce 15 novembre 2007 je me suis rendu à Choisel pour faire le portrait de Michel Tournier – Michel Tournier m’avait répondu par téléphone, rendez-vous pris pour le surlendemain.
Parti de bonne heure de Reviers, en appréhendant la grève des cheminots qui me vaudrait un bel embouteillage aux abords de Versailles… rien ou rien que d’habituelles difficultés routières à l’heure de pointe. Je suis arrivé tôt, le rendez-vous était pour 14 heures ; ainsi je découvris la Vallée de Chevreuse. La Vallée de Chevreuse c’est la Haute-Vienne à une demi-heure de Paris. J’avais du temps devant moi et pour conjurer toute anxiété d’égarement sans détour je me suis rendu au presbytère de Choisel où loge Tournier. J’ai bien noté l’itinéraire, les petits cailloux blancs dans le vide-poches j’oubliai les tracasseries du Petit Poucet et m’en retournai vers Saint Rémy de Chevreuse. Il faisait beau, la forêt magnifique sentait l’humus, toute chose en son dilemme terrestre menaçant de ne plus finir ou de ne plus vouloir mourir. Sur la carte routière j’avais remarqué le fragment de nature traversé par l’Yvette au beau milieu de l’agglomération. J’y suis allé voir… les bogues de marrons d’Inde sous leurs arbres géniteurs. L’Yvette court rapide en son lit de claire et fine géologie. Il y a forcément quelque pont pour traverser, j’y parvins, là je décidai d’avancer l’heure de manger, je déballai mon quignon de pain et les noix que je mangeai avec le fromage, aussi une petite pomme reinette. Immanquablement à la vue d’un cours d’eau qui va son bonhomme de chemin de telle sorte il me revient Le chant de l’eau de Verhaeren qu’on nous faisait réciter par cœur en primaire, les gifles administrées à tour de bras pour faire entrer le poème dans les caboches enfantines je les ai oubliées pas le menu flot sur les cailloux.
Au café des braillards faisaient les marioles au bar, des gars du bâtiment et de la voirie. J’ai demandé à la serveuse si je pouvais, quoique non déjeuneur et en plein midi, prendre un café dans la salle de restaurant. Elle s’indigna qu’on puisse me le refuser, je m’y installai bien aise de sa sollicitude.
Je suis repassé au bord de l’Yvette pour attendre l’heure convenue et frapper au presbytère de Choisel.
L’amabilité de Michel Tournier, sa bonhomie m’étaient acquises, un modèle qui vous donne rendez-vous pour le surlendemain c’est un signe, si j’ose dire!
La photographie était au centre de notre conversation, après un chocolat chaud que nous avons pris à la cuisine et qu’il avait fait chauffer précautionneusement dans une petite casserole il a décidé qu’on se mette à l’oeuvre. Michel Tournier a posé dans un creux fauteuil, vieil enfant dans la matrice du temps. Son sourire a dix ans, aura toujours dix ans – je lui ai parlé du petit garçon qui, sur une plage l’été où concourraient des grâces adolescentes, demanda admirativement à sa maman de se présenter devant le jury pour le prix de beauté. Il a ri de bon cœur de l’avoir écrit.
C’est le portrait d’un homme qui veille, les yeux mi-clos, attentif aux minces parois des non-dits dans l’épaisseur du monde.
Jean-Luc Steinmetz
Jean-Luc Steinmetz réside à Clinchamps sur Orne, avec Kyoko ils habitent la maison de son grand-père qui était peintre et sculpteur animalier. Leur cadre de vie est d’époque. À la belle saison son lieu d’écriture c’est l’atelier de son aïeul.
Ce lundi 26 novembre 2007 il y avait du feu dans l’âtre de la petite salle à manger et la chaudière dispensait sa tiédeur dans le salon où j’avais installé l’atelier ambulant.
Jean-Luc Steinmetz n’est pas aventureux de nature ou bien s’il l’est il ne laisse point le hasard désorganiser ses plaisirs intellectuels; c’est-à-dire que l’aventure participe d’un certain ordre plaisant où il serait redoutable que cet ordre n’engendre pas le beau désordre. Chez lui on ne badine pas avec le Beau, avec le Vrai. C’est pour cela qu’il me fit venir le voir, pour qu’à loisir au préalable je me fasse de lui cette idée que l’on dit de visu, quelques jours avant l’après-midi définitif.
L’Orne charriait ses eaux monotones, des feuilles mortes allaient au fil du courant, des remous, j’ai pris le chemin qui suit la rive après le Pont du Coudray dans l’espérance du vide parfait.
Je passai la grille du jardin que je connaissais déjà de quelques jours pour franchir le seuil des Steinmetz à 13 heures 30 précises. Jean-Luc a relevé sa manche de pull-over, a faussement consulté sa toquante pour me signifier la précision du rendez-vous. Ponctualité qu’il m’amusa d’imiter puisque je rôdais dans une temporalité suspecte dans le voisinage.
Jean-Luc Steinmetz a posé comme nous l’avions prévu. Le regard porté où nous l’avions dit. Sur la chaise placée dans la lumière convenue dispensée par la fenêtre. Connivence des Lettres qui résolvent l’énigme des concepts qui mettent en demeure l’art muet? Contrat moral participant d’une réussite souhaitée? Mettre toutes les chances de son côté? Oui toutes les chances convergeant vers le futur Steinmetz de la toile, celui qui va surgir grâce à notre complaisance à tous les deux et qui sera l’autre sans plus aucun lien d’altérité: le portrait. Il n’imitera rien, ne sera la synthèse de rien, en ce sens symbole pur si cela se pouvait. Je veux dire en place de rien autre que soi peinture. Le pourquoi, le comment espérés dans un même geste. La présence réalisant l’unité du temps et de l’espace – effet de volition? Pas certain!
Jean-Luc en place comme je le dis, devant l’ouvrage m’a lancé depuis sa pose: « Vous ne doutez pas! Ne doutez-vous jamais devant la toile? » Quelle idée! demande-t-on au funambule quand va-t-il tomber? Ma réponse fut d’apparence orgueilleuse « Il est trop tard pour douter » d’apparence seulement car chacun sait que le doute vient le dernier. L’orgueil du vivant n’est pas une pose sa mortification non plus un portrait qu’est-ce alors?
Il m’est avis que nous en débattrons lui et moi comme d’autres l’ont fait: ainsi les raies rouges auprès du Steinmetz de la toile lui firent me demander d’où viennent ces traces avantageuses pour l’œuvre? Il me semble que c’est l’œuvre à l’œuvre qui les fit paraître dans le temps où l’œuvre prenait possession d’elle-même… Ce portrait convient de son modèle.
Anonyme
Ce vendredi 30 novembre 2007 …….… a posé en son appartement à ……….
Je remercie mon modèle de m’avoir laissé libre disposition de son portrait quand bien même voulut-il garder l’anonymat pour des raisons personnelles.
L’élément féminin trop rarement consentant à la pose, ce portrait tend à rétablir l’équilibre de l’ensemble par sa densité émotionnelle résolument féminine.
Pure contradiction qu’un nom sous un portrait, sans doute… Appeler l’être par son nom c’est feindre qu’il ne soit autre, sans doute… l’usité n’est pas le nom de l’être. J’appelle les êtres et les choses par leur nom d’absence d’une nuit en l’autre. Cependant l’être sans équivalent phonétique ne déréalise pas son apparaître.
Alain Gerber
Ce mercredi 12 décembre 2007 portrait d’Alain Gerber qui a posé chez lui dans le 16ème arrondissement non loin de la Maison de la Radio, l’intra-muros Alain Gerber! Celui des pages sublimes de Balades en jazz, l’avantageux à la faconde intarissable du Jazz est un roman lui-même! En chair et en os, les métatarses dans de la vachette sur mesure – confidence, son bottier vit à Québec, Toronto ou Calgary? Enfin quelque part au Canada. Snob? Pas le moins du monde, raffiné! Il fait briller ses pompes… et moi qui ne les cire à personne j’ai eu l’honneur de faire son portrait en pied, c’est-à-dire en raccourci recroquevillé dans un fauteuil bas de sorte que les souliers viennent affleurer le bord de la toile. Mon bonhomme est entier, plié mais entier… Quand il se déplie il parle, quand il se replie il accumule des mots; à la radio il est complètement déplié quand il vide le contenu du fauteuil, c’est incomparable sur les ondes.
J’ai été heureux quand dans la conversation badinement il m’a dit affectionner l’orangé, j’en étais sûr… pour faire plaisir j’en ai laissé à portée de main du portrait.
Guy Goffette
Ce jeudi 13 décembre 2007 Guy Goffette a posé dans son petit appartement de dessus d’entresol d’un ancien immeuble du quartier des Halles à Paris, rendez-vous pris pour 10 heures. Chez Goffette on écoute du blues, l’appart semble un lieu de passage, une piaule d’ado. Tout de suite j’ai repéré des dessous féminins sur un cintre, genre coquins, guêpière, bas, porte-jarretelles, noirs bien entendu. J’ai dû y prêter attention parce que j’en ai le goût moi aussi! J’essayais d’imaginer la femme qui ravivait la flamme chez le poète quand j’ai eu le plaisir de l’apercevoir presque simultanément. Elle est russe, peut-être La dame au petit chien version Goffette vu que ce n’était pas Anna Karénine? Je l’ai, comme tout un chacun le ferait, revêtue de la tenue en suspens sur le cintre: Bonne fête Goffette!
Café pris dans le canapé puis il a roulé les tapis pour me laisser installer l’atelier ambulant.
Guy Goffette aime la peinture, il est roi dans son domaine et use du nous de majesté dans son intimité.
Le chromatisme du tutoiement est autre. C’est le Guy des errances urbaines, de la Saudade, du blues et des gueules de bois qui a posé. J’en ai profité pour acidifier ma palette, il n’a pas bronché.
C’est le portrait de Goffette en vrai avec du bleu avec du vert à n’en plus espérer.
Lionel Ray
Ce vendredi 21 décembre 2007 Lionel Ray a posé dans son appartement spacieux et clair du 13ème arrondissement. Le 13ème arrondissement possède, à certains endroits, un charme de cité faubourienne, une vie de quartier.
Je n’ai eu aucun mal à trouver un stationnement sous les fenêtres du poète quasiment : un parcmètre qu’il me fut facile de remonter de quelques euros en cours d’après-midi. J’avais une heure à perdre, il faisait froid nous étions à trois jours de Noël. J’ai pris le parti d’entrer dans le bistrot du coin, un authentique bistrot de quartier tenu par un maghrébin, me semble-t-il ? Au bar l’on parlait d’huîtres, belons, plates, creuses, du prix à la douzaine, du prix en bourriche… les menus possibles, les petits et les grands budgets de réveillon, les vins qui convenaient sur chaque met, le boudin blanc qu’il faut préférer truffé. Et de dérive gustative en dérive sexuelle, cerise sur le gâteau de Noël ces messieurs ont évalué la fesse en vue en cette année 2007, celles d’une certaine Carla B faisaient l’unanimité. Chacun s’était mis à rêver d’une petite culotte made in Italy dans ses souliers près de la cheminée. Ils n’étaient même pas soûls les cochons pour participer à la tournante nationale ! Le café était bon, la serveuse bonne fille, la chaleur orientale… J’ai pensé à l’ouvrage, au visage de mon modèle et à la première impression reçue qui gouvernera la séance. Je desserrai les poings.
Le matériel monté par l’ascenseur je sonnai chez Lionel Ray à 14 heures précises.
Nous avons été bavards et bien aises de parler. Il m’entretint d’Aragon qu’il a fort bien connu. Et d’autres que j’avais fort bien lus. Le Lionel Ray du portrait est apparu naturellement en parallèle de notre conversation, une autre énergie lui est consacrée que l’énergie de l’effort concret acheminé vers la conscience. Atma c’est le souffle de l’esprit! plaise à Dieu… Lionel Ray vit avec une femme que le pays des fakirs a vu naître, elle rayonne d’une beauté sans innocence. Elle ne sait pas faire le thé, ce qui fait savoir qu’elle n’est chargée d’aucune domesticité. Elle traduit en langue maternelle l’œuvre du poète qu’elle préfère. Le portrait lui agrée et j’en suis autrement content!
Marie-Claire Bancquart
Le lundi 7 janvier 2008 Marie-Claire Bancquart a posé dans son bel appartement du 16ème arrondissement. C’est vers les hauteurs qu’il faut saisir Marie-Claire Bancquart, dans la lumière qui change. Pour y accéder ce n’est pas si compliqué. Au bas de l’immeuble j’ai demandé à l’épicier qui est venu d’Alger ou d’Oran il y a longtemps – celui qui vend des pastèques au mois d’août et fait des promotions sur les denrées fanées en toutes saisons, le même qu’on voit devant son échoppe dans tous les arrondissements de Paris: blouse grise, des fois bleue. Le cheveu crépu noir, des fois gris. Algérien, des fois tunisien, marocain. Il a dit Bancquart avec plusieurs r roulés l’un dans l’autre.
J’ai laissé mon matériel chez l’épicier arabe qui vend des choux-fleurs de Plougastel, quittais le stationnement en double file pour garer ma voiture moitié sur les clous, à la parisienne, avec une prune à la clé!
La paix se gagne et se mérite? Peut-être, quoique je n’aperçoive pas ce qui justifia qu’on demeura en tranquillité pour longtemps. Il règne une intranquillité spacieuse et lumineuse chez Marie-Claire Bancquart, des neutrons solaires portent leurs rayonnements à froid des années-lumière sur l’ébénisterie de loupe et de ronce du mobilier. Cependant Marie-Claire Bancquart tient bien la pose en ses appartements.
J’insiste sur cette rareté qui me fait connaître un visage comme nulle part pareillement qu’en son lieu privé et qui se désigne à son contexte. En outre, mes modèles l’auront-ils deviné? Que les bavardages, abondants parfois durant la pose, ont pour effet, aussi, de maintenir leur conscience au-dehors de soi dans l’altérité justifiée.
Il y avait un monsieur, proche de Marie-Claire Bancquart dans la vie et dans une pièce voisine, qui s’est joint à notre fête chromatique quand elle fut consommée. L’élégant monsieur au timbre de voix pondéré a accepté du Vermouth que Marie-Claire nous a servi dans des verres de cristal profonds comme des calices, qui captaient les rayons du spectre en transparence. Certes le Vermouth conduirait à de passagères ivresses mais les petits gâteaux en assagiront l’effet… Un chat qui ne me connaissait pas non plus vivait là à l’idéal dans l’ignorance des gouttières. Une belle bête!
Tahar Bekri
Le vendredi 18 janvier 2008 Tahar Bekri a posé pour un deuxième portrait, pour le premier, un mois plus tôt, Tahar avait insisté pour prendre la pose debout. Je m’y étais vaguement opposé… j’ai voulu faire plaisir. Résultat: le poète a l’air au piquet derrière le tableau noir, c’était pas vraiment le résultat escompté de la verticalité. Ca se passait chez lui à Paris 5ème dans le petit appartement qu’il partage en communauté d’artiste avec sa femme Annick qui est peintre.
Pour la récidive Tahar est venu à l’atelier. À 11 heures sur le quai de la gare de Caen j’apercevais sa bonne silhouette engoncée dans un pardessus, cache-nez, chapka, croquenots tout comme s’il sortait du transsibérien : sommes-nous loin de Tunis Tahar?
Nous avons déjeuné, Tahar n’aime pas l’chou-fleur à part ça il boulotte le reste comme un p’tit lapin des roseaux.
Dans l’atelier il y fait froid, tous les peintres vivent le trop froid en hiver et le trop chaud en été, c’est comme ça! Les poètes c’est pas pareil et Tahar voulait garder son poil de chameau et sa chapka. Non c’est non! Il a gémi qu’il avait froid, qu’il allait s’enrhumer. J’ai été intraitable et c’est tant mieux. S’il y a récidive c’est pour l’honneur des albatros, son assise a le poids de son destin c’est pas un perdreau de l’année c’est Tahar Bekri le poète tunisien.
Fernando Arrabal
Fernando Arrabal par « émile » le 16 janvier 2008:
venez SVP chez moi 22 rue ………………… 75017
mercredi 23 de 12h43 jusqu’à 15h23. Merci.
Arrabal of Paris.
À 12 heures 43 montre en main mais sans égard toutefois pour les secondes je passai l’huis massif de belle essence du somptueux appartement de Don Fernando Arrabal.
L’on s’affaira à dresser l’atelier ambulant dans le séjour. Vaste pièce où le maître reçoit, car déjà à mon effarement il y avait du monde. J’attendais bien quelque tour du facétieux Fernando… à peine avais-je dressé mon éventaire de couleurs que l’on fît entrer un surcroît de personnes qui apportèrent d’autres bonnes et belles bouteilles qu’on aligna illico sur la longue table et déboucha.
Theatrum mundi ou farce débonnaire, débauche ou séance de travail? Non, c’était bien un après-midi ouvré où l’on veillait à ne point laisser tarir nos verres, nos verves et l’esprit. Le maître tenait séance pour tous et pour chacun tout à la fois qu’il posait. Poser! Est-ce bien le terme qui conviendrait pour dire Arrabal sur une chaise? Tour de force que de le tenir assis sur sa Rossinante.
Il a dit « Vélasquez » j’ai répondu « Cervantès ».
Don Fernando Arrabal de la Mancha a posé en vêtement moulant de gymnaste, les attributs du portrait sont ceux de Fernando, les balles dans son camp celles d’Arrabal. Est-il bien pourvu l’animal!
Et force libations nous portâmes encore quelques verres, toute honte bue, à sa virilité « panique ».
Jean Orizet
Ce vendredi 25 janvier 2008 Jean Orizet a posé dans son magnifique appartement du 7ème arrondissement.
Je suis arrivé bien avant le rendez-vous qui était en fin de matinée, ai stationné sur la rue, face à la cour privée où un gardien me ferait signe d’entrer quand j’aurais montré patte blanche.
Le 7ème est un arrondissement duquel je reçois de beaux sentiments, de somptueuses lumières et il faisait beau et clair ce 25 janvier. J’ai des habitudes dans le 15ème, compte tenu des sens interdits pour aller au Louvre en vélo je prends par l’avenue de Breteuil, les Invalides pour par-delà la Seine traverser les Tuileries. Devant les coupoles de Paris mon cœur s’emporte, sous tant de ciel ! Je pense invariablement à Rainer Maria Rilke c’est lui qui a le mieux dit le Paris que je connais de gloire architecturale et de misère à fleur de caniveau. – Les cahiers de Malte: « L’enfant dormait, sa bouche était ouverte et respirait l’iodoforme, l’odeur des pommes frites, de la peur » mais les Lettres sur Cézanne écrites à une étrangère, sa femme… et justement il me semble qu’il y est question d’hôtel particulier dont la signification lui paraît toute parisienne. Orizet habite un de ces hôtels particuliers. J’ai pris plaisir d’y entrer, depuis le temps que j’en avais envie! D’ailleurs le Musée Rodin est à deux pas et c’est encore Rilke qu’il m’évoque: tout de même quelle équivoque que cette allégeance du poète sublime! À Rodin fût-ce…
Nous avons entreposé l’atelier ambulant dans le corridor, Jean Orizet m’a invité, c’était prévu, dans un restaurant où il a ses us et coutumes.
Il y avait du monde à touche touche. Au coude à coude au bar nous avons bu du blanc, peut-être un cépage Sauvignon? Pour patienter avant que d’être servi…
L’assiette de hors d’œuvre nettoyée, chaud devant, le poulet au jus s’impatientait! À la table voisine deux plombiers zingueurs achevaient de déjeuner. Anticipant le plaisir j’évaluais le dessert dans leurs assiettes en écoutant leur conversation, Jean s’était absenté deux minutes. « C’est comment qu’il s’appelle le p’tit resto derrière Saint-Sulpice? Le p’tit quèque chose? » J’ai dit « Le p’tit Vatel! ». « Ca c’est un vrai parisien » qu’il a dit à son collègue dans un geste d’acquiescement à mon endroit avec le dos de sa petite cuillère.
Au moelleux que j’avais sous les semelles en sortant de l’établissement où l’patron dit en sympathie « Monsieur Jean » au poète de l’Académie Mallarmé j’ai compris qu’il était vif le p’tit blanc.
Jean Orizet a posé dans une confiante amitié, dans un fauteuil il en impose, c’est: « Monsieur Jean ».
Pierre Bergounioux
Ce samedi 26 janvier 2008 Pierre Bergounioux a posé dans sa maison de Gif sur Yvette.
Je n’ai pas eu de mal à trouver, méticuleux et précis Pierre Bergounioux m’avait donné force détails d’itinéraire routier. À flanc de colline je suis arrivé par le raidillon qui mène à une magnifique maison. J’étais venu en Vallée de Chevreuse deux mois avant, cette fois j’y découvrais l’hiver cristallin.Vue imprenable sur la vallée, y avait-il des écureuils?… les pages de son journal me revinrent : l’acquisition du terrain, le projet de construction, le CNRS non loin où Cathy travaillait – une réalité en surimpression que je lui commenterai dans la clarté limpide du salon où nous prendrons l’apéro. Pierre n’a pas bu ou très peu.
Poisson et petits légumes, Cathy sait faire la cuisine! Le crumble, une orfèvrerie. Tout allait bien, quel a été le pressentiment? Aucune inquiétude pour le portrait je redirais qu’il était trop tard pour douter… S’irréalisait la chronologie des carnets de notes.
Au dessert la Grande Guerre était au centre de notre conversation, La main coupée, Le guerrier appliqué entre autres que j’affectionne mais il m’en dit d’autres… et les Lettres de poilus!
Nous nous sommes installés dans une autre pièce plus claire encore car la maison est de verre. Afin que la lumière soit sur mon modèle j’ai tourné le dos à la vallée offerte par la baie vitrée. Pierre Bergounioux a posé nerveux et mince dans un vêtement de training, les deux lignes qui descendent des épaules ont fait mon affaire de peintre. Une belle séance où l’acuité du modèle s’est transmise en entier entre deux lignes. Rouges, bien entendu…
Yvon Le Men
Ce mardi 29 janvier 2008 Yvon Le Men a posé chez lui à Lannion.
J’ai du monde en Bretagne à Locquemeau précisément, des vivants… et des trépassés au cimetière de Tredrez à quinze kilomètres de Lannion.
À Lannion j’avais et par alliance… à quoi bon! « Pères profonds, têtes inhabitées, / Qui sous le poids de tant de pelletées, / Êtes la terre et confondez nos pas ».
J’ai peint le portrait de Le Men comme un qui reviendrait sur son passé. Il a d’ailleurs ressemblance à certain mien cousin. J’avais eu le temps, arrivé de la veille, de m’imprégner de l’âme bretonne. Quand Le Men parle de sa mère j’ai l’impression qu’il connaît la mienne! Yvon m’offrirait le restaurant, c’était prévu, on a pris sa voiture jusqu’au centre ville.
Un vaste restaurant comme il y en a maintenant en province aussi, où les déjeuneurs sont des employés du tertiaire, commerciaux, salariés de la banque et même dans le fond des gars du bâtiment à qui on ne fait plus la gamelle; rien que le mot « gamelle » il vous rassasie et vous lève le cœur en même temps. La gamelle, celle qu’on emportait le matin à l’heure des boueux, que des mains aimantes, ou non! mais expertes, avaient rempli des reliefs des repas du soirs ; et les copains qui lorgnaient leur gamelle sur les genoux: « Vise un peu si elle le gâte sa femme! »
On a eu du saumon, de la sauce et des frites, c’était bon!
J’envisageais Le Men cependant qu’il causait, le portrait c’est là que je l’ai fait. On a parlé de la vie, qui vient de nulle part et qui s’en va nulle part. Et pour en parfaire l’énigme Yvon nous a ramenés chez lui, j’ai installé l’atelier ambulant dans le séjour. Il a bien pris la pose, même qu’il était très content au final du portrait du poète. Il a appelé un de ses amis au téléphone et l’ami qui est venu illico aussi a trouvé que c’était bien Yvon Le Men poète sans les mots pour le dire…
Michel Ragon
Michel Ragon a posé ce mercredi 6 février 2008 dans son bureau sous les toits de son appartement en duplex dans le 10ème arrondissement.
Je suis arrivé tôt et j’ai bien fait de prendre cette précaution. J’ai tourné en rond longtemps dans le quartier avant de trouver une place de stationnement. Ai laissé l’atelier ambulant chez la concierge qui a sa loge dans l’entrée de cour. Une vraie cour parisienne, à voir sans doute au petit matin gris : des chats errants surgiraient des poubelles et les aubes pluvieuses feraient luire le pavé. Je me suis dit que cette cour-là, Ragon devait l’aimer… pour un peu on y entendrait la chanson gouailleuse des rues, le vitrier et le rémouleur.
Je suis allé m’asseoir sur un banc d’abribus dans le boulevard Saint-Denis. J’essayais le vide… mais le spectacle de la rue! Il y avait à quelques mètres un jeune gars qui faisait la manche avec deux petits chiots dans son giron. Ce genre de situation est devenue coutumière, à tel point qu’un jour j’ai demandé à des mendiants cynophiles si ces bouches, il faudrait dire ces gueules, à nourrir n’étaient pas une charge supplémentaire? Ils m’ont rassuré: « Ils donnent pour les chiens, c’est les chiens qui nous nourrissent ». Et lui le mendiant dont je parle avait réussi quelque chose avec sa capuche sur les yeux, anonyme, juste les mains se voyaient qui caressaient les deux chiots cocasses qui gémissaient comme à la tétine de leur mère.
J’ai débarqué l’atelier ambulant sous les toits, et fait connaissance physique avec l’homme du Mouvement Cobra. Ragon m’a confié que son portrait n’avait jamais été fait pour la raison que ses amis peintres étaient des abstraits pour la plupart. Disons qu’il y aurait comme une question d’école entre nous et que Ragon ne goûte pas mes kôans – pour ainsi dire cette aporie visible que conçoit le portrait peint aujourd’hui, aporie gagnée, sans doute, sur la dialectique de l’art des siècles européens et même spéculée sur la première moitié du 20ème. C’était pourtant pas compliqué à pressentir! Ragon doit poser: il choisit de revêtir un pull rouge, c’est déjà Ragon en couleurs… il choisit d’avoir des soucis, je peins les soucis de Ragon… quels étaient-ils, ses soucis ce mercredi 6 février 2008 sous le ciel de Dieu?
C’est le portrait d’un atrabilaire, donc un minimum d’intervention, un paroxysme contenu dans un minimum de temps pour la vérité de l’acte pour ne rien interpréter. C’est un vrai portrait parce qu’il y a eu une vraie séance de pose sous les vrais toits de Paris chez le vrai Ragon et moi je ne veux rien autre que ce qui est parce que ce qui est se convient dans le vivre/mourir.
Henri Meschonnic
Ce jeudi 7 février 2008 Henri Meschonnic a posé dans le séjour de sa superbe maison du bord de la Marne.
Parti de Paris 15ème en fin de matinée, provisions de bouche emportées et itinéraire étudié. Embouteillage. Complications routières terrifériques – comment sommes-nous passés de la contemplation solaire originelle à ce roulement d’enfer? C’est décidément le souci majeur de ce projet de portraits: ajouter le risque du choc possible à l’asphyxie certaine! Je suis arrivé, quand bien même, avant l’heure et de beaucoup sur les bords de la Marne qui était en crue. Il a fait beau et bleu comme hier. De la sève déjà en mouvement des bourgeons naissent aux plus précoces essences.
Repérage: aucun doute possible c’est bien là. Dans deux heures je reviendrai surprendre par l’exactitude à la minute près, un jeu auquel je ne résiste pas! Car je ne sais que trop que je me donne rendez-vous dans le temps alloué.
J’ai regardé longuement les canards colverts, l’eau grise en crue. Un pont-passerelle sur lequel est passé le martèlement des pas pressés d’une silhouette féminine, un drame ténu : une vie suspendue au-dessus du vide, du cloaque.
J’ai mangé là mon pain beurré et les agréments du superflu, une pomme. Et puis j’ai eu envie d’un café. J’ai traversé pour rejoindre le bistrot en face. Il était fermé. Rien – il est étonnant que rien signifia le plus souvent quelque chose. J’ai pensé que la peinture se préservait d’une pareille chute dans l’irréel, j’ai repassé la passerelle.
Intranquillité jusqu’à l’heure du rendez-vous.
Accueil chaleureux des époux Meschonnic. Café et présentation du matériel, les couleurs contenues dans les étuis à violon anciens font invariablement sensation.
Causerie durant la pose, beaucoup de plaisir à m’entretenir de ses ouvrages avec l’auteur. Des explications, les siennes, les miennes, les nôtres. Du bonheur… chez l’incendiaire, le serial killer.
Henri Meschonnic c’est un peu comme Tournesol ou tourneboussole. Quand il a vu à quoi il ressemblait en peinture il a dit avec un détachement inouï qui lui est propre « C’est bien mon air de fou! Parce que je suis fou probablement ». Cependant il n’a jamais pris son doigt pour la lune, une belle séance.
Salah Stétié
Ce samedi 9 février 2008 arrivé au Tremblay sur Mauldre par la route rectiligne qui trace à travers la plaine. Le blé d’hiver verdissait aux sillons. Ai trouvé mon chemin par les ruelles étroites pour stationner devant l’église, pile à l’heure pour le portrait de Salah Stétié.
Dans la cour des jeunes gars à qui le poète donnait des ordres… ceux-ci finissaient de lustrer une Mercedes noire; congédiés ils reviendraient demain pour des travaux de jardinage…
Par-dessus le mur du fond du jardin clos Salah Stétié, à qui je demandais si la maison de Cendrars s’apercevait d’ici, m’indiqua une direction par-delà le village là-bas. La maison que Raymone mit à disposition de Blaise… se visite-t-elle? Ce serait bien inutile. Une direction vers l’horizon suffit et l’œuvre entre les serre-livres d’une étagère, en va-t-il autrement?
Salah Stétié m'a présenté une photographie « Celle qui crie dans la maison du jour / L’épouse au ventre de maïs loin du sang / S’en va d’un mur à l’autre avec ses mains / Posées sur l’éclat des murs pour un peu d’ombre ». La photographie remise dans la chambre à coucher où réside l'être de chair Salah Stétié a pris place à l'extrémité d'un canapé, qu'il fut près de l'accoudoir convenait à l'ouvrage qui se conçoit au bord.
J’ai fait le portrait de l’homme et de la pose, cela aussi se peut en peinture… L’homme est sauf, al hamdullillah Salah al hamdullillah la poésie ne dévaste que la page, quand il se peut pas même ne prend date.
Jean-Loup Trassard
Ce lundi 18 février 2008 j’ai pris la route d’Ernée dans la Mayenne pour le portrait de Jean-Loup Trassard.
Le soleil brillait d’un faux éclat, il faisait froid, un vent d’est maintenait le gel dans les ombres. Par trois fois je suis descendu de voiture pour arranger le tirant du câble d’embrayage, j’ai mangé mon pain sur une sente de chênes aux branches tordues auxquelles bruissaient des feuilles cornées par le gel. Je suis resté debout mangeant et faisant les cent pas sur les pierres du chemin.
En avance j’errais dans Ernée. Jean-Loup Trassard n’habite pas exactement à Ernée mais dans un fond de campagne voisine, je me suis perdu ou croyant l’être j’ai demandé ma route à une femme dans l’âge que je reconnus pour être de l’humanité que j’aime. Sans descendre de voiture je lui ai demandé tout à la fois mon chemin et de poser pour une photographie tant son visage signifiait que notre temps ne reviendra pas, que nous étions dans le secret d’un monde révolu et que c’était bien ainsi.
« Trassard c’est là » d’un geste elle montra le haut du vallon. « J’ai servi chez Trassard, il est brave! Il est connu savez-vous, il m’a donné des livres… »
C’était de bon augure tout ça! J’ai garé la voiture sur l’herbe devant le perron au nord qui ne dégèlerait pas aujourd’hui non plus. J’étais à pied d’œuvre, la bâtisse 18ème celle que je connaissais de lecture, refermée sur le mystère d’une vie écrite, l’univers clos d’un auteur subtil. Jean-Loup Trassard semble s’accorder avec son œuvre tant que rien ne surprend: la solitude dont il fait ses choux gras lui paraît voluptueuse. Il travaillait de ce moment-là à photographier ses jouets d’enfant. « L’a-t-on assez longtemps guigné, cet angle toujours fuyant sous lequel les « choses » s’estompent jusqu’à disparaître, au prix de quoi commence seulement à se dévoiler l’esprit des choses! » (André Breton).
Nous avons parlé de ceux qui avaient déjà posé, Jean-Loup Trassard connaît bien son monde… je lui parlais de La Grande Beune, de Pierre Michon que je relis passionnément, de ses livres, à lui, si particuliers de ton et de syntaxe parfois…
Le portrait est dénoué comme une pelote de sisal. Le Trassard modèle n’est pas loin à quelque chose près que c’est un homme du monde qui sait dire aussi bien le mystère féminin que sa fraternité bucolique. Dans un vaste réfectoire la gelée de cassis et la brioche ont reconduit la devise épicurienne justifiable sur l’heure : pour vivre heureux vivons cachés.
Claude Vigée
Claude Vigée a posé ce mardi 26 février 2008 dans son appartement du 16ème à Paris.
J’ai stationné sur la rue sans histoires, le 15ème étant l’arrondissement voisin je ne m’étais pas même levé tôt. Rendez-vous 10 heures j’avais du temps de reste et suis allé remuer les cendres des mélancolies entre le Pont de Grenelle et Bir Hakeim. Les mouettes fluviales m’attristeront toujours… à tire-d’aile trop blanches sur les fumées des villes industrieuses.
J’avais entassé le matériel à peindre sur le palier, Vigée m’a aidé à le faire passer dans le séjour. Il m’avait invité par téléphone à petit-déjeuner chez lui j’en éprouvais de l’embarras… j’ai été rassuré quand il m’a proposé du porto le plus naturellement du monde : un plateau pourvu d’un flacon, des biscuits m’attendaient près de l’ouvrage.
Claude Vigée est en secret avec l’indicible vie. Aussi a-t-il connu Malraux qu’un peintre ne peut méconnaître – le livre que j’ai le plus offert à diverses occasions c’est bien La tentation de l’Occident. Et par ailleurs, quel n’est pas questionneur de la modernité du premier Ministre de la Culture? Hélas que de mises en garde inutilement: « Nous ne prétendons pas à la culture pour tous mais à la culture pour chacun » (Discours pour l’inauguration de la Maison de la Culture d’Amiens 1966).
Les errances de Clara et de leur fille durant les persécutions nazies ne l’ont pas ému… du moins dans le temps de notre échange, je n’ai pas insisté.
C’est dire si nous avons causé… l’édition complète de son œuvre poétique est en cours de réalisation, nous étions à évaluer cette vie écrite vers la fin de la pose.
C’est le portrait d’un homme dans l’extrême abondance de soi et de l’autre, de l’autre soi. Il est des êtres chez qui la surface est profonde. Ils sont, dirait-on, le plus naturellement au monde et sitôt l’on songe qu’il est un drame à leur encontre, le monde, quoique solaire, à leur endroit procède d’un transcendant circulaire, d’une métalangue insolée.
Jacques Darras
Ce jeudi 28 février 2008 Jacques Darras a posé dans son studio près de Denfert-Rochereau.
Rendez-vous pris par « émile » pour 14 heures. J’ai stationné face à la muraille de logements que constitue le groupe d’immeubles neufs où Jacques Darras doit me recevoir avec mon barda d’atelier. Sur la pelouse dûment préservée d’un grillage un magnolia était fleuri! Je n’ai pas vu encore de magnolia fleuri en février. La végétation est en avance ici, climat intra-muros? Il pleuvait de la bruine et j’ai pensé, allez savoir pourquoi? au Cap Gris-Nez. Je crois que le souvenir m’est revenu d’une toile de petit format de Nicolas de Staël: où il semblait bruiner sur le Cap Gris-Nez… ou en avais-je le désir? Il y avait aussi des gens de bureau qui fumaient sur la rue, nerveux et bavards, des gens qu’on emploie et qu’on autorise à fumer leur mégot doré, mégot quand même avant la mortification des heures asservies.
A Darras j’allais lui parler de Jules Michelet, de La mer parce qu’il a de belles pages aussi Darras!
J’ai mis le matériel à peindre dans l’ascenseur et j’ai pris l’escalier en courant pour le rattraper à temps. Devant la porte de l’auteur j’ai repris mon souffle et j’ai sonné. Nobody? J’ai sonné, encore… il était là et ne voulait pas ouvrir. J’étais sûr qu’il était là, chez lui!
Il a fini par ouvrir débusqué par le peintre de bonne volonté venu de province. En panne d’ordinateur il avait pris du retard et n’avait plus l’idée à poser – qu’aurais-je à faire d’une vérité qui ne validerait pas le compromis pour le gagner? Il fut admis qu’il poserait, l’homme, entre deux coups de téléphone aux institutions car il préparait un livre et réparait son bricolage d’ordi. Lors voilà qu’à cause de l’emportement à l’ouvrage une aspersion de brun rougeâtre vint tacher la moquette près du lit-canapé.
Darras-portrait se confond avec son nord, l’homme y paraît aussi robuste que mélancolique. Un portrait qui ne laisse pas de place pour douter autour… cependant nul ne saura qui a été assassiné ce jeudi 28 février 2008. Jacques Darras est parti avant la fin et m’a suggéré, ne pouvant m’en intimer l’ordre, de faire disparaître toute trace de ce rouge coagulé sur la moquette près du canapé. J’ai lavé mes mains sur la vaisselle dans l’évier, à la fenêtre il pleuvait encore, j’ai tiré la porte sur moi.
Robert Sabatier
Ce samedi 1er mars 2008 portrait de Robert Sabatier.
Il faisait beau sur le vaste boulevard Exelmans, j’ai stationné la voiture en face le bon numéro comme au loto et j’ai fait le tour du quartier vidé de ses habitants pour raison de week-end. Inévitablement j’ai pensé au gosse de la rue Labat qui perche maintenant dans le 16ème, c’est probablement qu’il n’y a plus rien à voir à Montmartre non plus, la rue a perdu sa poétique, et ne revendique plus rien, n’y cherchez plus Bougras ni Ravachol ni Louise Michel.
C’était vide et il faisait beau à l’aplomb.
Chez Sabatier j’ai retrouvé le deuil, le même quoique toujours différent, que j’ai rencontré chez Vigée. Celui de la femme d’une vie.
Le vide hante la vérité de vivre et je n’ai que ma bonne volonté d’artiste sans gloire. Je me suis dit que ce devait être le plus beau portrait de la série qui allait bientôt se clore mais non pas se tarir…
Nous nous sommes installés dans une petite pièce, un bureau? un salon? les deux? avec une porte-fenêtre donnant sur les toits de Paris en direction de la Tour Eiffel, l’exact décor de description de scènes futuristes et magiques de son roman Le sourire aux lèvres, un roman pas dégonflé! J’avais été ébloui qu’on pût écrire ce futur-là quand soi-même l’on a l’âge de son futur. Je fis part de l’anecdote au romancier: la magie était plus belle encore quand Robert Sabatier m’a dit sur le ton du détachement que le livre fut écrit antérieurement à son emménagement dans les lieux. Un roman plein de grâce prémonitoire, de signes avant-coureurs à la création qui porte moins de raison que de magie.
Robert Sabatier a posé le regard sur l’horizon du mur sans ciller dans une réalité contenue que lui seul connaît. Ce portrait me comble. J’oubliais… Robert Sabatier m’a offert ses poésies complètes, c’est le portrait du poète évidemment!
Gérard Mordillat
Ce samedi 15 mars 2008 Gérard Mordillat a posé dans le séjour de son petit appartement du 12ème arrondissement.
Il y eut un contretemps, un message téléphonique non consulté. J’ai traîné dans le quartier où il est si difficile de stationner! Le matériel entreposé dans le hall j’ai attendu Mordillat, qui ne tarda pas, devant l’entrée de son immeuble.
Derrière la porte du logement, la petite reine rutilante des dimanches matins… quand Paris cesse d’être hyperactive et les gaz d’échappement épars Gérard sur le grand braquet héréditaire rattrape ses origines le nez dans les cornes.
Nous nous sommes mis au travail aussitôt. Notre conversation portait sur son Corpus Christi et sur les portraits que Courtens fit d’Artaud au temps d’Evry.
Gérard Mordillat a écourté un déjeuner pour être au rendez-vous : un café après la pose et je l’ai laissé aller vers sa vie débordée et multiple.
Le Mordillat captif de la toile ne marque aucune impatience, englué dans la pâte comme un beignet. Ce Gérard-là hors similitude qui le connaît, ce « lui-même » lui allant nommément? Le reste n'est que littérature qui reconnaît les siens, tant mieux si cela vaut en bonne part.
Belinda Cannone
Ce vendredi 28 mars 2008 Belinda Cannone est venue poser à l’atelier.
Reporté de date en date nous avons fini par trouver une solution au rendez-vous: Belinda parisienne mais résidant en Cotentin pour son loisir, et bien évidemment pour y écrire, a pensé qu’idéalement j’aille la chercher en gare de Bayeux, séance tenue je la conduirais à Caen où elle avait un cours ce jour à la faculté.
Il commençait de pleuvoir une pluie légère et douce qui perlait sur les chatons des charmilles. J’ai fait le tour de la gare et de tous les sentiments qui traînent sur le ballast, là j’ai repensé à un livre oublié Jardins de gares. Aussi invraisemblable que ce soit je n’y avais jamais resongé… et ils me sont revenus d’un coup les petits arbres rabougris et le tout du livre comme s’il me tombait des mains!
Et j’en oubliai le train en provenance de Carentan si bien que je me suis précipité dans la salle d’attente qui demeurait déserte, en suis ressorti. Belinda est venue à ma rencontre en contournant le bâtiment « Tu t’es dit cette Belinda elle n’est pas fiable hein! » J’aurais dû démentir véhémentement, moi-même n’est-ce pas… Ce retour au monde m’a été vraiment agréable vu qu’il n’y a qu’une femme qui se sait très séduisante qui puisse se targuer de sa faible fiabilité en renom… mais c’était pour rire. J’étais heureux donc de sa trouvaille fort littéraire au demeurant: un quai de gare c’est plein de magie les solitudes y retrouvent un destin commun et comme l’écrirait Gorki « La destinée n’est pas une entrave à la gaieté » et cela allait être très gai, Belinda Cannone à l’atelier.
Nous nous sommes installés à l’étage, mais quelle n’a pas été ma surprise quand elle m’a demandé de l’imaginer avec une frange plutôt que sa mèche actuelle. Belinda porte une frange à l’idéal en toute saison, et cela depuis sa première publication et peut-être même sa première communion. Même Georges la connut ainsi parée, lors c’était une frange canaille…
La mèche ne décevait pas, certes non! peut-être les mots-concepts s’alignaient-ils mieux sous la frange à la faveur de son ombre?
La frange je l’ai peinte sous le regard du modèle un peu comme un garçon coiffeur le ferait dans le miroir « Plus court, non un peu plus long, encore un peu coiffeur le ferait dans le miroir « Plus court, non un peu plus long, encore un peu voilà c’est bien ». Pour le reste c’est un portrait sans contrefaçon authentiquement réalisé dans nos ateliers.
Gabriel Matzneff
Ce mardi 8 avril 2008 Gabriel Matzneff a posé dans un salon du magnifique appartement de Pauline Doulcet dans le 7ème arrondissement.
Gabriel Matzneff est admirable de raffinement et je lui dois d’avoir organisé cette séance de pose selon sa réputation. Indéfectible en toute situation, égal à lui-même tel un Oscar Wilde dans sa geôle de Reading la transformant en haut lieu de la littérature anglaise. Que dis-je Reading nous sommes, certes quelque peu décalés, relativement hors norme dans un des appartements cossus de la capitale mais libres de notre bon goût. La séance de pose était prévue de longue date il restait à choisir le lieu et la formule. Quelle bonne idée que cette séance de pose sous le regard lointain et proche tout à la fois de Pauline. Il faut comprendre l’intention dans sa pureté : qu’est-ce que le luxe, le vrai s’entend… l’exacte contre-nécessité « Donnez-moi le superflu et je me passerai du nécessaire » (toujours Oscar Wilde).
Gabriel Matzneff prend date à ses propres côtés. Comment nous comble-t-il en se comblant lui-même, je vous le dis: ce 8 avril 2008 Gabriel Matzneff portait un costume italien gris clair de belle confection absolument ajusté à sa mesure; dont la teinte s’avivait à juxtaposer une paire de gants de chevreau orangés qu’il ôta pour la pose. La veste qui s’ouvrait sur un tee-shirt rouge évoquait l’équilibre chromatique d’un Titien. Une légère moue tient mon personnage en distance et qui se convient à soi-même – c’est bien un Titien!
La pose a été parfaitement tenue dans un évident don de soi de sorte que je puisse dire « Nous avons peint ».
Exemplaire séance de pose qui fut suivie d’un déjeuner amical où Pauline servit ce que l’Italie gourmet propose de meilleur, sous l’effet du vin je crus m’entretenir avec Giacomo Casanova.
Pierre Oster
Pierre Oster-Soussouev a posé ce mercredi 21 mai 2008 au sous-sol de la librairie Touzot 22 rue des Quatre-Vents Paris 6ème.
Pour les modèles dans l’impossibilité de recevoir mon atelier ambulant j’ai recours au sous-sol. Je dis Le sous-sol en l’occurrence en souvenir de Fédor pour honorer Oster russifié. Il faut dire autrement pour nommer l’Espace Touzot qui est une librairie réservée aux beaux livres d’art que fréquentent les collectionneurs.
Séance claustrale récidivante déjà mentionnée pour Deguy, pour Oster la galerie souterraine exposait, cependant que nous étions dans l’effort, les assiduités d’un peintre appliqué. Pierre qui était assis et qui se préparait au supplice de la pose jeta un regard circulaire, et dubitatif me chuchota « Ce doit être à vendre? » j’ai répondu « Tant pis! » et nous nous sommes jetés dans l’aventure, en réalité impossible du portrait : représenter Pierre Oster-Soussouev sous les traits indéniables d'un être humain de sexe masculin, donnant les signes extérieurs de l'âge, de la condition physique etc… du vrai Pierre Oster-Soussouev signifiant l'évolution du genre en sa variété tout à la fois sous les rapports de l'espèce en général à laquelle il appartient, s'oppose en vérité et objectivement à la notion de portrait hic et nunc. Convenons d’inverser le processus, d’oublier la variété pour la singularité peut-être alors que l’animal humain sera doté d’une âme?... Je crois à la sensation propre qui égale la raison pure et prend le parti de la toute autonomie de l’acte et de l’événement exprimés dans leur réalité. Une phénoménologie d’acquiescement… si l’on veut s’en donner la moindre idée!
Nous étions à ce vis-à-vis salutaire quand Pierre Oster s’inquiéta de ce qu’il croyait être des signes cabalistiques. En effet il m’arrive de prendre la mesure de l’espace quand rien d’effectif ne s’aperçoit sur la toile. Il se peut à mon insu et par rencontre inopinée que ma gestuelle se croisa et forma en l’air l’apparence d’une bénédiction, d’un exorcisme ce qui reviendrait au même en la situation. – Ma religion est terrestre, oh Christ intercède que notre malheur de marbre soit une illusion de l’âme. Et Pierre Oster prit peur de moi. Puis il y eut « Ce bruit de source, ce bruit d’eau… » c’était encore un agissement mien quand pour nettoyer une brosse je la fais tourner vigoureusement dans le bocal de térébenthine. Il était inquiet au point qu’il se félicita de ne point m’avoir donné rendez-vous chez lui ! Et moi je voulais savoir si le Cimetière marin se lisait derrière une page d’Oster? Il m’a tant inquiété que j’en aie oublié le propos, je lui demanderai la prochaine fois.