Silence régnant
Que reste-t-il de la peinture ? Un regard nous renvoie au passé, aux splendeurs de la renaissance italienne, aux beautés devenues trop souvent exemplaires de l’impressionnisme, voire au joyeux saccage de Picasso.
L’effet Duchamp a, lui aussi, agi. Continue. De ce qu’il souhaitait défaire, on fit une pratique nouvelle et le terme de déconstruction vint pour sacraliser - à ses dépens.
Au peintre (artisan d’un ancien matériau auquel se sont ajoutés de nouveaux éléments, incongrus les uns, inassimilables, d’autres), quelle possibilité s’offre encore, puisqu’il connaît désormais la fin de son art, l’« installation » souveraine, la part dévolue à l’éphémère des vidéastes ?
Daniel Juré a décidé de ne pas outrepasser les limites de la représentation. Il produit de l’identifiable - dont chaque forme et couleur nous étonnent. Nous ne connaissions donc pas encore ces êtres, animaux, lieux de notre quotidienneté? Il y avait encore en eux une part insaisissable dont lui-même approche, vaille que vaille, en la laissant supposer plutôt qu’en l’adjugeant ?
Un instant j’ai pensé au mot « courage », trop bien pensant, tous comptes faits, quand c’est l’audace et la témérité qui l’emportent. « audaces fortuna juvat », disait un vers de Virgile. Cette fortune est assurément le hasard, point du tout la richesse comptable et monnayable. Oui, j’en suis sûr, la bonne Fortune guide sa main, conduit son oeil. Elle lui fait trouver. Obstinément, sans doute, et par paresse nous tenons fermés nos regards, habitués que nous sommes à ce que les êtres et les choses prennent une telle tournure et répondent à leurs sommaires effigies. Qu’un peintre engage l’activité de son regard (« l’oeil, une main », disait Manet) et soudain nous entrons en pays sauvage, celui qui nous entoure pourtant, dans l’inquiétante proximité qui s’ouvre, alors que jusqu’à maintenant nous environnaient les surfaces lisses de la stéréotypie.
Des années se sont écoulées, d’inattention et de mutismes, d’avancées contrecarrées, d’aveuglements justifiés par un simple « ce n’est pas moderne » (ou ce « moderne » ne nous concerne pas). Assuré dans sa démarche, environné par les menaces de l’échec, Daniel pas un instant n’a douté. Il sait. De ce savoir qui s’avançant sur le bord a vu le fond. En vérité, ce que ramène vers nous ce traverseur du « vaste désert d’hommes » (Chateaubriand) où nous vivons, ne peut qu’à peine se dire à l’instant même où s’en affirme la vision.
Essayons, malgré tout, d’en préciser quelques indices.
Les portraits nous font face, selon l’attitude la plus convenue. Chacun de nous pose, espérant qu’à terme viendra vers lui le double qu’il porte à son insu. Mais l’exigence de Juré se révèle moins soucieuse d’un semblant d’authenticité qui nous assignerait à résidence. Pour l’avoir vu au travail, je sais qu’à partir d’une certaine phase (d’une certaine poussée) le tableau se poursuit de lui-même lancé dans son propre espace, à partir des quelques linéaments médités qui l’inaugurèrent. Lignes ou couleurs concourent à leur degré d’accomplissement. Le motif se précipite vers son autre réalité, en vertu d’une urgence à laquelle le peintre se confie - non pas entraîné par un fulgurant automatisme, mais conduit là où (j’en doute de moins en moins) il est permis de dire de l’être ou de la chose représentés que « ça parle ». Rien, par conséquent, d’une sensible imitation du réel où brilleraient le vernis des surfaces et maints trompe-l’oeil à peine adultérés. A titre d’exemple, je ne me savais pas le Steinmetz de la toile ; mais place fut laissée à cette version de moi qu’il (me) faut accepter puisque je lui ai donné lieu d’être (un tableau est un lieu ajouté aux endroits de ce monde).
Si les bêtes succèdent aux « êtres » dans ce Silence régnant qui est celui de l’observation passionnée à laquelle le peintre convoque, elles ne sont pas moins des présences que leurs maîtres phonateurs. C’est que le vaste espace pictural ne parle pas - nous ne le savons que trop - bien qu’à sa façon il crie (Artaud fut assourdi devant les toiles de Van Gogh). Mais en vertu de ce qu’elle est formée par un individu de langage, la peinture ne peut pas ne pas être assujettie au symbolique, elle profère (comme elle l’entend). D’où ces animaux, qui valent bien leurs hommes. On les retrouvera dans les trois dimensions des sculptures, strictement animalières. Chacun pourrait être le comble de son espèce, son archétype. Or voici plutôt : l’un d’entre eux. A côté de l’allure générique et typique, la singularité de ce corps (et non pas un autre). Juré fait saillir des « caractères ». « C’est bien ça et ce n’est pas ça », se dit-on presque simultanément. La puissance totémique des bêtes justifie la stylisation qui fait de toute chose un signe. Nous sommes d’accord. Nous applaudissons à ces nouvelles présences sorties de l’Arche, variées on ne sait pourquoi. Pour peupler avec une frénésie baroque la planète ?
Les choses à leur tour se présentent. Ce sont les plus entêtées à tenir sous le regard (elles qui n’en ont pas). On ne trouve pas les yeux de ce broc, de cette araignée de mer retournée, de ces fleurs (ici dégradées) nommées soleils, de ces colinots morts. L’espace vibre autour, presque peint de chic. Sur ces toiles, la beauté un peu surfacée des natures mortes centenaires n’a plus cours. Pas davantage un zeste d’ascétisme qui les douerait d’une métaphysique trop connue depuis Morandi. L’essentiel subsiste - qui n’est pas celui qu’on attendait. Juré fait surgir un nouvel essentiel de ces poissons morts, de ces dorades en tête-bêche, surtout de ce broc dont le bleu différé de lui-même luit comme une preuve d’existence, à l’instar de celui d’Yves Klein ou du vert Véronèse. Que l’on examine plus longtemps sa couleur, et bientôt l’on rendra le rayonnement qui en émane au seul bonheur d’exister (plus troublant que la béatitude). La façon d’être que les choses observent sous nos yeux (et qu’avec gratitude nous leur consentons) nous place en retour plus sincèrement dans nos aîtres. La peinture n’a pas besoin d’être dérangeante à l’infini.
Sortons de la maison. Des lieux auxquels est lié notre individu géographique, les paysages de Daniel Juré rappellent la vue, quoique, de nouveau, le motif suive là sa voie de fuite pour atteindre l’espérance merveilleuse que porte tout paysage, inaccompli sur l’heure, mais ne demandant qu’à l’être. Le peintre a répondu à une telle demande, saisissant les questions suggérées par un pli, une éminence, un sillon, une ravine, une butte. Un certain agencement s’est construit par sa volonté, quand régnait le silence et que dans l’aparté des formes, se proférait ce qu’elles réclament pour venir au jour de la représentation, pour ainsi s’offrir, selon la propre distance où elles se maintiennent.
Mon goût va vers ces paysages. Un plus d’espace m’y est accordé. Le tableau déborde, comme cette aquarelle à l’eau de mer qu’Alphonse Allais faisait devenir tempête à chaque grande marée ! Est-il permis (je le crois) de parler de l’infini, avec quelque humour - comme Juré s’adresse au silence des formes, à leur réserve ?
Etre un créateur, il ose cela, avec sa simplicité douée d’orgueil, et l’ambition de reprendre à son compte l’ensemble du vivant et de l’inanimé, le rendre sien. Il ne s’agit pas alors de reproduire, de remodeler. Une certaine qualité des couleurs, une inflexion spéciale des lignes et des stries gréent le bâtiment qui appareille - et non moins nous agréent.
Un aspect du visible se tient, juste comme preuve. Vingt-huit toiles, fragiles comme tous les objets du monde, continueront sans nous, qui, un instant, avons participé à leur histoire. Elles s’ajoutent au déjà-là, à leur façon le remettent en cause, le réorientent. D’observateur et de témoin, Daniel Juré est devenu celui qui dispose - et du coup, nous rend disponibles tout autant pour ce qui est, le multiple des apparences, la très fuyante identité pourtant nommable, l’angle prévu qui fait foi, la couleur votive.
Jean-Luc Steinmetz
13 avril 2009