Quai des Songes
Sur les photographies de Daniel Juré, tout est affaire de départ et d'arrivée. Les navires sont à quai, solidement amarrés par des filins comme d'impatients zeppelins qu'on empêcherait de s'envoler. Les crépuscules sereins sur les clochers, au loin, font remettre l'appareillage au lendemain. Encore un jour, une nuit à terre, à l'attache, une escale, un marin descend l'échelle. Sur ce quai, le temps s'est arrêté et gît en tas pointu de scories et de déchets comme le sable dans un sablier. Relâche. Le voyage peut commencer.
Un flâneur qui rêve intensément finit toujours par regarder ses pieds. C'est ce que fait Daniel Juré, s'absentant de la réalité de cette zone portuaire où l'œil bute contre des portes fermées, des hangars, des murs de fer riveté. Daniel Juré regarde à terre le rêve affluer soudain par capillarité. Les eaux résurgentes comme les pensées – il ne pleut pas sur les photos – multiplient les reflets dont l'artiste se joue pour introduire comme par effraction dans le cadre des images ce qui ne devrait pas s 'y trouver.
Les reflets gagnent du terrain avec la montée des eaux et ce pêcheur, de dos, qu'on imagine en paix, attend d'être envahi par les images réfléchies sur l'eau du canal et le capot de son auto pour s'abstraire un instant de la vie. Pourvu que le poisson ne morde pas aujourd'hui pour que le songe se prolonge...
Tourné vers les ombres et les reflets, le détachement devient bientôt si grand qu'avec le photographe on oublie l'eau, la terre, le quai, les bateaux, les contraires pour ne plus voir que les cordes qui relient – quoi ? on ne s'en soucie pas – ou ce chemin ténu coincé entre le ciel d'en haut et son reflet dans une flaque d'eau, chemin tendu entre deux infinis.
Et quand, enfin, on a largué les amarres, on est parti, il ne reste plus que le reflet dans l'eau : algues, chevelure de noyé, plume de paon ocellé, encre en passe de se diluer, quoi d'autre encore ? Impossible de s'accrocher au bord pour remonter à la réalité que le photographe nous a retirée pour nous prouver que nous flottons et pouvons doucement dériver parmi ses ombres et ses reflets.
Claude Lechopier,
Cahiers du Temps Éditions