Journal d'atelier 2010 - 2019
Décembre 2010
J’ai trouvé un pigeon en traversant le cimetière quand j’atteignais le porche de l’église. Le Saint-Esprit tombé du ciel ! C’est un biset du clocher tombé raide de froid ! Dieu qu’il faisait froid ce lendemain de Noël.
Trois petites toiles de pigeons. Il faut comprendre la peinture pour ce qu’elle est : des pas d’oiseaux dans la neige.
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Janvier 2011
J’ai commencé de faire des portraits de Katia lors que nous étions encore proches d’une belle candeur, au bord de l’âge adulte. Nous étions seuls et forts des œuvres à naître…
Épiphanie. Cette année Katia est assise de face comme sur les portraits des autres années. Elle porte le manteau bleu de nuit à boutons dorés qu’elle s’est confectionnée d’un coupon de drap de laine. Au vrai ce n’est pas un vêtement mais une vêture. L’ambiguïté de cette vêture me retient… Est-ce Le fifre qui se peint d’une autre manière ? Mais plus certainement Gelsomina et je suis son Zampano. Comble du bonheur quand une femme visitant l’exposition des portraits de Katia lui dit : « Ne le prenez pas mal je trouve que vous ressemblez à… vous savez celle… dans Fellini… la femme-enfant aux cheveux de ficelle… » La première fois je lui avais demandé après un fou rire au bord de la grand-route, dans le désordre de l’été, de me dire « Le grand Zampano le voilà » nous étions à faire du stop.
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Janvier 2011
Il gèle de nouveau. Au retour du marais, où j’étais allé épandre de la fumure sur le coutil, je suis descendu de vélo pour échanger deux mots avec un type qui béquillait sa mobylette près de la cabane à Dubosc le maraîcher. Il est de Reviers aussi ce bonhomme-là emmitouflé-casqué la trogne rougie par la bise d’Est. Il m’explique humblement sa présence en nos privautés – si j’ose dire !
C’en est un qui n’a pas droit de chasse sur la commune. André Macroix lui concède un droit sur son herbage et dans le bois.
Il reviendra, m’a-t-il dit, avec son fusil dimanche…
Je sais qu’il passe du ramier dans le vallon dont le vol dans la bourrasque de janvier est fulgurant. Il m’a dit être fin tireur de pigeons. De guerre lasse j’ai acquiescé, il dut prendre ça pour de la sympathie... Ce lundi matin il a déposé trois ramiers à notre porte. Je l’en remercierai quoiqu’il en soit, trois pigeons sauvés n’auraient pas changé le désordre du monde. Mais dans les bois d’avril manqueront leurs nichées.
La chair de ramier est sans conteste la plus fine et il reste quelques têtes de choux sur la terre gelée du coutil… Katia n’en mangera pas elle m’a dit : « et pourquoi ne mangerais-tu pas le rouge-gorge qui a ses habitudes sous le grand pommier ? »
Rouge-gorge, mon petit ami, je ne te mangerai pas et je peindrai les trois ramiers avant de les mijoter, ma conscience mettra le couvert.
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Mars 2011
Sur la route du marais hier matin de bonne heure trouvé un blaireau au fossé mort au petit jour percuté par une voiture. L’ai transporté dans une brouette jusqu’à l’Atelier des champs.
Sous un certain angle un blaireau ressemble à un ours. Les pattes griffues des fouisseurs sont touchantes. Devenues inutiles leur mort survenue elles semblent d’inutiles outils proches de la terre. De terre et de nuit nous ne savons rien, en termes oculaires, des blaireaux, et l’intelligence est restrictive à parler d’un monde qui n’existe pas au regard.
Après les deux toiles dont l’effet m’était inespéré (je veux dire l’effet de bête ancienne aimée d’auteurs préhistoriques) je l’ai reconduit dans le bois de saules au bord du Douet.
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Mars 2011
Après plusieurs jours de vent d’est nord-est qui jette aux yeux la poussière des chemins – un vent pour personne, ni pour les bêtes ni pour les gens ! Étions aujourd’hui sous les bons auspices d’un vent d’ouest. Ai emporté à l’Atelier des champs un beau quartier de citrouille restant d’une citrouille entamée pour la confiture. C’est une toile dont j’ignore la qualité (le plaisir de peindre était trop vif) je suis resté trop extérieur à l’œuvre sans doute ?
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Mars 2011
C’est une table de toilette en chêne noueux, qui peut dater de la fin du 19ème ou début 20ème. Pas une coiffeuse, non, un meuble de très petites dimensions, très simple. Le dessus est en marbre gris à peine veiné. Il pouvait être d’utilité dans une chambre de journalier, hommes ou femmes de peine, aussi bien trouverait-il sa place dans la chambre jaune de Vincent : c’est dire la pauvreté de l’ustensile que nous avons trouvé un jour d’encombrant sur un trottoir du village !
Dans l’Atelier des champs il évoque à coup sûr un poème de Jean Follain : chaque chose pourtant veillait et travaillait / pour sauver son éternité.
Pour la première toile j’ai posé des coquilles d’huîtres et le broc bleu émaillé sur le marbre. Une belle matinée de printemps, vent d’est, je crois qu’on y sent le plaisir à l’œuvre, les prés voisins, le chant éraillé des coqs, le claquement d’ailes des ramiers au-dessus du bois.
Pour la seconde toile et pour varier les plaisirs j’ai ramassé la bouteille cassée jetée sur le dépotoir au bord du chemin. Quelle n’a pas été ma jubilation, posant le tesson sur le marbre, d’apercevoir l’usage qu’on en fit : c’était une « carafe à vairons ». Si les gosses du village n’ont pas oublié la pêche à la carafe, ce beau divertissement sous le soleil de Dieu, tout n’est peut-être pas perdu!
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Mars 2011
J’ai toujours envie de peindre des harengs saurs. À l’égal des artichauts en toutes saisons j’aime peindre des harengs saurs. Les bouffis sont fumés entiers, les kippers (qui ont ma préférence gustative) sont ouverts en deux moitiés sur le dos. J’ai le hareng saur héréditaire enfant la drôle de denrée me fascinait : c’est une pauvre nourriture (c’était, elle ne l’est plus, que non !). Un hareng saur a une tête de momie, sa peau racornie a la couleur du bronze attaquée d’oxydation. Au milieu d’un plat de patates c’est un personnage, un invité ! Ce que ma grand-mère les aimait les harengs ! Les patates ! Et le cidre au tonneau !
Que Dieu me pardonne, si j’ai communié d’un hareng c’est une affaire entendue entre mémère et moi… ça fait quatre toiles de petit format. Lao Tseu était-il friand de poisson boucané ? Je ne m’en étonnerais pas.
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Mars 2011
Le Douet sépare notre jardin du clos planté de pommiers où Henri Lembrouillet élève de la volaille. Le Douet sert de canal d’irrigation en bordure des potagers du village. Quand Henri attrape une fouine dans ses cages à ragondins il pratique la même atrocité en jetant la fouine empiégée dans le Douet.
La fouine sur le marbre gris, ses pattes antérieures croisées dans la posture de la défunte humanité. « Quiconque meurt dans le monde à présent quelque part dans le monde, / sans raison meurt dans le monde, / me regarde » Rilke.
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Avril 2011
Ce matin 10 heures. Au marais le bois de saules : tout de jeunes feuilles diaphanes traversées de soleil, le rouge-gorge est revenu en l’absence des pinsons batailleurs, il plastronne sur le piquet de clôture.
Une plus petite toile qu’hier pour me contraindre nouvellement par ce soleil neuf. Un autre angle pour cette même fouine qui en sera une autre nécessairement. J’ai peint pour peindre comme on vit pour vivre, ce qui est le meilleur de la vie…
« Aujourd’hui est un fauve. Demain verra son bond. » Char
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Avril 2011
En furetant dans le bois de saules cet hiver – vers où le bois prend des allures, petitement sans doute, à la Tourgueniev – j’ai trouvé ce crâne de caprin que j’ai posé sur le marbre de la table de toilette ce matin pour le peindre.
Cette chose est étrange que le crâne fût seul sur l’humus et les feuilles gelées sans autres ossements de la bête ? Il est certain toutefois qu’il provient d’une bête à Dubosc dont le troupeau paît sur le marais. Il me vient l’idée qu’il s’agit d’un vol de viande ? Une chèvre égorgée trop brutalement et la tête sera tombée… cela se passe dans le bois hors de vue. Tous les voleurs, les voleurs de bois, d’agneaux et de chèvres en l’occurrence se tiennent à couvert du bois… les mêmes m’auront volé mes deux cents mètres de tuyaux d’arrosage.
J’ai à ma vue le calcium osseux avec ce trou orbital démesuré commun aux mammifères. Par la fenêtre le troupeau sur le pré. Les chevreaux sont nés il y a deux mois… L’idée pénible qu’ils seront mangés à Pâques me dégoûte d’une humanité à la mâchoire proéminente.
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Avril 2011
Verger ! Il s’offre au regard ce mot…
Ce matin, ivresse tout n’est que féerie d’oiseaux, explosion de parfums, vent de sud-ouest – nous étions sous d’âpres vent de nord-est depuis deux mois !
Étrange que parfois des matinées viennent en rappeler d’autres très lointaines. Ainsi je songe à une autre séance rue Monplaisir à Caen, un cerisier en fleur… rien de temporel ne sépare ce nulle part ailleurs.
Les brebis sont à l’herbe sous un pommier rose de toutes ses fleurs, le clocher sonne les heures matinales par-delà le bocage. Rien ne contredirait leur avenir si les hommes vénéraient le chant du rouge-gorge sur son aire.
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Avril 2011
Si l’en soi est inconnaissable il n’est pour autant pas incommunicable. Ceci est le mobile et même le vrai sujet du peintre dont les matériaux valent intrinsèquement dans un monde qui les accueille – cette contrainte le poète doit la trouver aussi…
Hier soir à l’atelier du Marais j’ai repris la toile effacée le matin même sur laquelle aucune des tentatives de paysage n’avait abouti. Contraint de refaire mes gammes j’ai repensé la méthode et l’absence de méthode : « Grande méthode revient à pas de méthode ». Un portrait de Katia volontairement image qui se risque. Les séances du soir ont une autre signification que celles du matin… les travaux d’arrosage au potager sont une bénédiction pour concrétiser les pensées abstraites.
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Avril 2011
Je suis passé souvent par Carcagny – la première fois à cause du nom Carcagny qui augurait je ne sais quoi de plaisant… plus tard par nécessité… mais toujours je fais une pause devant le chemin vicinal où flotte le drapeau tricolore sur la façade de la mairie, tandis que sur les pignons on peut lire encore : MAIRIE-ECOLE, c’était du temps de l’école communale ! En regard l’église devant laquelle s’érige un drôle de crucifix tragique. J’ai installé mon chevalet sur le trottoir au long du mur du cimetière pour faire face aux deux pignons. Le cimetière a dû jouer son rôle, quoique n’étant pas dans mon champ visuel. Je veux dire son rôle d’apaisement puisque tout est foutu d’avance… Pourquoi ne pas regarder devant soi et s’adonner au monde tel qu’il est : pierres calciques comme de l’os ainsi sommes-nous bâtis aussi en notre demeure intime pour jamais… Des cyclotouristes vinrent à passer par là, je n’ai pas résisté au plaisir de les faire prendre le virage à la corde sur la toile.
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Mai 2011
J’ai repiqué trente plans de chou cabus, des choux de printemps, il y a un mois et demi. Ils commencent à tourner. Il faisait beau temps : abeilles corollaires, mésanges affairées dans le grand pommier, nuages épars dans la brise d’ouest.
Ai installé le chevalet près des rangs de choux ; la présence insolite des choux à l’orée du bois. Du vert de vessie plus du jaune de Naples pour les clairs, pour les foncés du vert de vessie sorti du tube… La manière est celle de l’unique trait de pinceau, en cela fidèle à l’enseignement de Shitao.
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Mai 2011
L’eau du Douet frissonne sous la brise d’ouest : une saute de vent court à contre-courant jusqu’au grand chêne où nichent les geais. Trois heures après-midi, les moutons émergent d’un tas de laine bise, l’œil vague tiennent séance sous leur pommier. Des moutons à tête noire toujours les mêmes, jamais les mêmes… La couronne des feuilles pèse sur l’ombre ronde.
Une toile commencée hier, insatisfaisante au réveil ce matin… Si peu de choses conçues : le bourdonnement d’une abeille prise d’ébriété dans le calice du mois de mai ou d’un liseron ? C’est vert et bleu, et blanc pour le taire.
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Mai 2011
Un ciel bleu. Une brise du sud-ouest comme en plein été.
Nous sommes installés dans la fournaise de l’atelier, Katia porte une robe noire à pois blancs, très courte…
Dans la chaleur de l’après-midi une abeille vrombit au carreau vers le bleu du ciel.
Dehors les choux sont assaillis par les papillons blancs, il faudra les traiter contre les chenilles vertes.
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Juin 2011
Vers trois heures de l’après-midi j’étais occupé à peindre quand on a frappé à la porte de l’atelier pour m’offrir cette livre de guignes que j’ai aussitôt versée dans une assiette au voisinage du ramier qui m’occupait.
À présent je pense à Marthe et Marie de Béthanie de Vélasquez, aux dorades que prétexte la scène biblique. Ces dorades appartiennent toujours au monde… l’atemporalité contre l’intemporalité.
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Juin 2011
Le chasseur qui m’a offert deux ramiers cet hiver (en échange d’un droit de passage dans le bois) m’a donné ce printemps six éclats d’artichauts qui à présent portent chacun leur comptant de belles têtes. De retour du marché de Courseulles je me suis mis à l’ouvrage : trois œufs et deux artichauts m’ont semblé faire un compte plus qu’un prétexte… mais c’est autre chose, semble-t-il, qui fait sens. Peut-être simplement le grain de la toile en pure perte ?
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Juin 2011
Les déplacements d’idées sont minces pour ce genre-là, car il y a un genre en la pauvreté d’objets usuels peints. Morandi en est le maître, mais plus avant Zurbaran en une série de contenants alignés sur une toile étroite. Les significations variant cependant. Deux bols, qui en vérité sont aux nombre de trois (deux sont empilés). Plusieurs générations y portèrent leurs lèvres anonymes et matinales. Matins de pluie, matins de gel, matins de grâce ou de chagrin… matins du Tour de France, matins des armistices et le dimanche matin ! Un être humain possède vingt mille matins de sa naissance à sa mort. C’est une moyenne n’est-ce pas ! Ces bols, il me plaît qu’ils fussent acquis aux chiffonniers d’Emmaüs.
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Juillet 2011
Une seconde toile de grand format composée à l’avenant. Katia s’est mise nue pour la première séance. La nuit portant conseil au matin j’ai peint nos trois chats de mémoire. Autre séance où les anges nourrissons se sont imposés. Ils sont narratifs, pas la peine de questionner la grille des symptômes psychanalytiques. La colombe est venue naturellement, ce n’est pas imaginer beaucoup que d’associer un broc, une colombe et l’Annonciation, La présence de l’ange nourrisson au bord du tapis n’est pas un symbole, les symboles sont toujours de second degré. Il est là : là, se confond avec l’ici…
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Août 2011
Entre les murs du cimetière de Reviers les graviers crissent amplifiant la présence et la précarité du vivant. Par-dessus le mur, les toits des maisons de la rue de l’Église, le ciel en dérive, un vol de bisets…
J’ai peint du silence. Le drapeau tricolore qu’agite la brise d’ouest, haut sur son mât.
M’apercevant depuis sa fenêtre, il habite la maison aux volets verts, Monsieur Lemaigre est venu me parler… me questionner… Et de bonne grâce il a écouté le peu d’idées que j’accorde aux raisonnements d’approche. Il a compris l’Absence, l’Espace, il a compris pourquoi les tombes ne se voyaient pas ni le monument aux morts avec son massif fleuri entouré de chaînes. Pour le drapeau je lui ai dit que le vent d’ouest s’y voyait et que la poursuite du vent c’était bien notre propos si l’on considère la poussière sous nos semelles.
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Septembre 2011
Le vent était au sud-ouest ce dimanche. J’ai sorti le chevalet et tout le bazar à peindre devant l’atelier dans le commencement de la rue de l’Église. C’était beau comme un songe de voir dériver les grandes nappes de nuages par-dessus les toits et le mur du cimetière sur bâbord !
Et le mot d’embellie s’est imposé tout le temps de l’ouvrage. Un peu d’eau dans le caniveau fait une indication bleue qui précise qu’effectivement il y eut une embellie. J’ai œuvré cependant que le tout village se tenait à table, une autre façon d’avoir la paix…
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Octobre 2011
Une toile carrée, que je réservais à cet effet : une nature morte (comme l’on dit). J’ai posé le violon rouge (que je tiens d’une vieille amie antiquaire et qui est morte maintenant. Je lui avais emprunté pour la même raison de pose il y a trente ans. Ce n’est pas un Stradivarius, les héritiers n’ont été lésé que de peu) puis la cuvette en tôle émaillée dans laquelle je me lave les mains à la lessive et au sable de rivière, le torchon qui d’utilité voisine la cuvette sur le marbre de la table de toilette. La chatte c’est l’imprévu. De temps en temps elle passe sous les clôtures pour venir se frotter à mes jambes, ses visites sont irrégulières mais j’ai toujours à portée de main une poignée de croquettes, qu’elle dévore avidement. C’est une bête en pleine santé qui grimpe en trois bonds dans les hauteurs du grand pommier.
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Octobre 2011
Katia m’a rejoint dans l’après-midi pour un portrait. En l’attendant j’ai retourné un carré de jardin. La terre est belle, légère, fine et noire. Des mouettes tournaient au-dessus du marais, leur vol circulaire ascendant qui se brise soudainement caractérisé…
Katia a posé assise dans le petit sofa jaune. C’est une sorte de petit canapé dont les accoudoirs s’étendent à l’horizontale pour en faire un lit d’appoint, ou mieux si l’on veut bien se l’imaginer.
Quand elle eut posé suffisamment, elle s’en est allée donner des feuilles de choux aux chèvres et au grand bouc, je l’ai vue par la fenêtre au loin caressant leurs cornes comme une enfant le ferait, j’ai pensé que je mangeais mon pain blanc.
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Octobre 2011
Katia a posé en manteau, de profil devant la théière bleue en tôle émaillée. Cette théière qui a l’âge de notre histoire… La profondeur bleue de l’ustensile me comble. Trouvée sur la voirie elle me rassure sur notre destin. Elle a dû contenir un abreuvoir de thé ! Depuis le temps… pour rien au monde nous passerions cinq heures d’après-midi sans une tasse de thé. C’est une toile pleine d’attente. Personne ne saura que des bêtes paissaient alentour, que le feu était éteint, qu’il faisait un peu frais, que nous n’étions ni heureux ni malheureux, qu’aucune certitude ne nous était indispensable sur l’heure.
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Novembre 2011
Une belle suite de caprins, du plein air en la saison. Il fait toujours beau temps. Même les brises marines ont des airs de sud ! Novembre m’a vu dehors à l’œuvre ! J’ai fait amitié avec le bouc, une bête de deux ans. Beau comme un dieu païen et mystérieux quand il ne bande pas. Deux chèvres sont pleines, l’une est blanche qui boîte et qui souffre…
J’ai dû refaire les clôtures pour garantir les fruitiers d’un écorçage mortel, ce sont des bêtes difficiles à contenir parquées ! Comme les moutons sont stupides auprès des chèvres. J’en ai peint aussi dans la foulée, sous les pommiers…
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Décembre 2011
J’ai allumé le petit Godin et nourri le feu d’élagages bien secs. Le marais s’engorge de jour en jour. Les haies sont à nu. Les rats musqués sont revenus… André Macroix m’a dit (à vérifier) que les renards patientent au bord du Douet pour se saisir des rats musqués, d’où leur disparition et l’excès de cresson obstruant le cours des eaux…
Il pleut doucement et soudainement le vent vient en rafales rabattre les tôles des cabanes à moutons, heureux des solitudes voisines je peins des harengs saurs. Pour peindre différemment il faut des raisons différentes, quoiqu’au fond et à bien y penser le hareng est une nourriture de peintre honnête ! C’est une denrée minimaliste…
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Décembre 2011
Les choux sont malingres, ils n’ont pas réussi à pommer magnifiquement, les Bruxelles pas davantage… Le vent est au sud-ouest il fait doux. J’ai tourné dans la cabane à la recherche de résurgences probables. Les chèvres sont à l’herbage chez Macroix la saison change. Devant le miroir et dans la forte lumière je me suis aperçu vieilli, et mauvaise mine… j’ai posé pour un autoportrait. Chacun préside à sa disparition – l’instinct perdu aucune intelligence pour le rétablir. Ne rien perdre en chemin. J’ai des petits cailloux blancs plein les poches.
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Décembre 2011
Le paysage aux vaches s’aperçoit en reflet dans le miroir suspendu au-dessus du marbre de la table de toilette. Je pensais à une toile sobre quand j’ai posé le poireau avec son bel éventail de feuilles vert-bleu sur le meuble de bois jaune de Naples ocré. Et puis j’ai construit mon affaire d’abondance en faisant figurer d’aventure le violon rouge, la théière, une pomme que je m’apprêtais à croquer et une bouteille à cidre bouché dont le vert contraste à plaisir avec le caoutchouc rouge du bouchon blanc en grès émaillé, à moins qu’il ne fût en porcelaine ? Cette toile rappelle à la peinture d’autrefois. Le poireau est de la variété « monstrueux de Carentan ».
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Décembre 2011
Il pleut, il vente, le bois est inondé. Quelques feuilles tiennent encore : jaune de chrome sur le sombre du bois, le puits regorge. Des ramiers traversent le ciel poursuivis par les souffles d’en haut !
Il faisait bon dans la cabane. Des poireaux pour la soupe de ce soir… un seul pour une petite toile. Je l’ai posé sur une tuile, l’effet était magique, bleu-vert sur le rutilant d’une tuile ! Une toile qui m’a échappé… la tuile a matériellement disparu pour ne laisser que sa couleur de sorte qu’on ne saura pas ce qu’était ce rouge orangé.
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Décembre 2011
Il est rare de ce temps d’honorer l’art du portrait. D’en saisir tout le tragique – le mot de désacralisation étant le plus grossier du langage spécialiste courant.
Hier j’ai reçu un mail d’une très lointaine connaissance qui s’est mariée il y a vingt ans avec un homme dont j’avais fait le portrait. Elle dit « feu mon mari » pour ne pas dire plus de la récente disparition…
Des deux portraits réalisés à peu d’intervalle j’en ai gardé qu’un l’autre je l’ai détruit voilà deux ans ! De temps en temps je fais une razzia dans la « réserve » quand je suis en veine et que le vide manque… Elle m’a demandé, en toute simplicité de lui expliquer les raisons de mon agissement ? Le deuxième portrait étant détruit aucune raison d’en reparler. Par contre il importe qu’il vienne ajouter de sa valeur au premier. Ce portrait me plaît parce qu’il est ressemblance qui est semblance duplice et autonomie de l’œuvre à l’œuvre.
Elle a accepté l’explication simplifiée autant que l’affront d’être née dans un monde préfacé par Dieu dans lequel il a laissé, entre les lignes, des petites lacunes d’éternité pour mieux attiser notre curiosité de mortels.
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Décembre 2011
Cette fois les eaux ont envahi le marais. Des ibis ou aigrettes, est-ce le même oiseau ? cherchent leur nourriture le bec dans l’herbage inondé. J’en ai vu de semblables sur les rives boueuses et verdoyantes du Nil à Louxor.
J’ai effacé une toile de petit format sur laquelle j’avais peint des poireaux : sur le gris débarbouillé j’ai tenté un autoportrait et cela m’a réussi. Nous sommes soucieux sur la toile. Du bleu en fond dans une arche enrichie de jaunes divers, le vieil or du miroir ancien a fait merveille ! Nous regardons vers le bas mais rien à voir avec le « profil bas ». Nous sommes de face ! Un peu de jaune en proportion du bleu agite une échappée, mais encore une embellie…
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Décembre 2011
Hier c’était Noël, restent des coquilles d’huîtres. Un soleil oblique de décembre fait la joie de tout ce qui vit sur le marais. Des corneilles passent à grands cris qui se perdent dans le bois… Les mésanges ont reparu près des mangeoires. Ai retourné une bande de terrain près du bois en prévision d’agrandir le potager. Une toile d’huîtres donc ! Et je n’ai même pas allumé le poêle tant il faisait beau, le soleil d’hiver suffisait.
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Décembre 2011
Temps clair aujourd’hui encore. Premier croissant de lune ce soir.
Il gelait au lever du jour, l’herbage était blanc de givre. Vers onze heures tout un remuement de petits oiseaux ! de passereaux énervés cherchant quelque nourriture. Il fallait voir le rouge-gorge ventru comme un rentier défendre sa pitance auprès des pinsons. Il a mangé le premier aux coquilles d’huîtres creuses que j’ai clouées au faîte des poteaux de clôture et que je remplis de pain sec, de graines et toutes nourritures bonnes pour eux.
Une autre toile d’huître, de même format. Katia m’a dit que c’était comme du Manet dans l’acte. Il faudrait Manet et Fautrier en même temps pour une juste mesure et le consentement de Shitao pour principe.
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Décembre 2011
Il vente par l’ouest, un grand vent régulier qui pousse ses nuages chargés de pluie au-dessus du vallon. Il fait doux, je n’ai pas allumé le poêle. L’eau monte à fleur de terre, là où c’est bêché elle s’aperçoit dans les creux. Les bêtes sont dans la paille la corne basse… A quoi songent-elles les bêtes cependant que je m’applique à ne rien penser : tout ce qui s’explique se complique. Reste le chant du vent invariablement dans les grands arbres simulateurs des mélancolies. Rien ne pense tout s’agite et rit d’innocence. Si la biologie est marâtre ici-bas les aperceptions naturelles sont bienfaisantes. La vérité se travaille au corps !
Une toile d’huîtres, réussie comme les deux autres. Je clos l’année en forme.
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Janvier 2012
Le grand bouc s’est blessé, il boite. Mais cela n’entache pas sa dignité il demeure l’esprit du marais. Le temps est clément, j’ai allumé pour le plaisir, j’ai du bois de reste et l’avarice est par trop laide. Une toile de même format, des huîtres, un autre poème.
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Janvier 2012
Il vente en tempête, les peupliers balancent leur gui comme des huniers dans la tourmente. Pourvu qu’ils n’aillent pas déraciner ! Je les aime sur tous les ciels de toutes les saisons. Ils donnent du plat à la terre et toute sa verticalité à notre espérance.
Il pleut, l’eau monte dans les herbages. Les mulots ont trouvé refuge sous les tôles dans les endives et ravagent les chicons !
Une toile d’huîtres comme hier, d’une belle tenue dans les signes que, pour rompre et augmenter j’ai enrichie de deux aplats bleu outremer en losange, du ciel sans doute…
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Janvier 2012
Ligne 12. Un changement à Concorde : Katia s’est assise sur un strapontin, deux sièges plus loin j’ai trouvé à m’asseoir. J’enjambe les quatre genoux qui font obstacle, la rame démarre, soubresaute, me fait choir sur une grosse fille dans la fleur de l’âge.
— « Pour un peu je voyageais sur vos genoux ! »
Elle est toute rouge sa mère en face d’elle est gênée aussi, tout va bien le métro c’est marrant. Au moment où elle demande à sa mère s’il y a loin du métro au Musée du Louvre à leur incertitude j’interviens, leur explique le merveilleux sous-sol jusqu’à la pyramide. L’autre question était de savoir si une journée entière suffisait à la visite complète du musée ? Je leur suggérais de ne voir que ce qui les attirait… Qu’en trente ans et plus de visites assidues j’apercevais encore du nouveau ! Et puis il y avait les nouvelles acquisitions ! Aussi leur expliquais-je le jour où la dépouille d’un chat peint par Géricault… que les Amis du Musée du Louvre etc. que cette fois-ci c’était un Cranach qu’il me tardait de voir de visu, mais encore un Goya ! Comme convenu elles nous emboîtèrent le pas.
— « Que vous importe-t-il de voir en premier ? » m’adressant à la boulotte couverte d’acné.
— « La Renaissance »
C’est l’ouverture, un samedi de janvier après les fêtes, personne à part le gardiennage qui se tient comme chez soi en l’absence d’étrangers au service, parle de choses et d’autres au milieu des siècles, des reines et des rois morts et des flagorneries à ce que fut le pouvoir en son catéchisme narratif (mais tellement peint !), au salut de celle-là et de celui-ci écarlate dans sa fraise tuyautée. Exactement comme l’aujourd’hui soutient le veau d’or de l’Art à Venise où à la FIAC (le génie en moins !).
— « Vous êtes devant François 1er protecteur des oeuvres de l’esprit ! Plus Renaissance y’en a pas ! »
Elles se sont regardées, puis le roi, puis moi…
— « C’est pas ça qu’elle aime » a dit sa mère…
J’ai été sincèrement meurtri de la situation quand elles ont demandé où était la cafétéria. Nous avons passé la matinée, cette fois-ci, devant le pourtour de vitrines où se tiennent les petits formats Renaissance française qui ressemblent tant à des Van Gogh, la Reine Elizabeth d’Autriche, le Duc d’Anjou et le musicien borgne dont la flûte tire un trait en diagonale de l’œuvre. Picasso s’est tenu là ci-devant le borgne, au point d’en avoir conçu un désir envieux du maître, à l’instar de celui-ci a éborgné son modèle. Même si c’était une femme espagnole dans l’âge qu’il éborgna.
Vers onze heures nous nous sommes dirigés vers Rembrandt et là impossible d’approcher… des crétins nombreux, assis devant les chefs-d’œuvre et qui refusaient de dégager l’espace. S’ensuit un dialogue de sourds :
— « Ils passent un diplôme prochainement » nous a dit le bonhomme qui déblatérait sur les glacis, autant de fadaises périmées, si peu initiées.
De retour de Paris, donc. Trop heureux de retrouver le Marais. Ciel plombé, aucune brise. Le rouge-gorge picore tout son saoul dans le creux d’une coquille d’huître des graines pour perruches. Les vanneaux sur la plaine annoncent-ils un froid prochain ? Ma plus belle toile d’huîtres je l’ai faite cet après-midi, sans aucun doute : le regard est d’aujourd’hui, la main d’hier. C’est d’un seul geste la rupture est en haut en deux coups de brosse chargée de bleu, cela ne parle pas…
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Janvier 2012
Ai récolté les premières endives. Ciel bas jusqu’à dix heures puis, grand ciel bleu limpide toute la journée. Matinée à tronçonner une souche de saule, après-midi à peindre des coquilles d’huîtres avec des coquilles Saint-Jacques. Si je pouvais apporter Miya à l’atelier du Marais ! Et qu’elle s’y tienne tranquille… j’en ferais une série de petit format. Je dis ça, parce qu’elle est devant moi au coin du feu ce soir à regarder la toile dont je parle. Les chats sont curieux et imprévisibles, elle irait bien se perdre dans les bois au gré des odeurs de sauvagine ! Je pourrais la peindre de mémoire (de chic) mais ce ne serait qu’une mauvaise synthèse. Ma peinture se plaît en présence du sujet hic et nunc. L’apparition d’une apparition serait de mauvais aloi : une voix tierce qui parlerait une métalangue…
C’est une belle toile. Hélas je n’ai plus ce genre de format disponible pour demain.
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Janvier 2012
« Ne considère jamais que tu commences et que tu finis quelque chose, mais que ta vie soit comme une ivresse de chaque instant où tu serais totalement présent,…] » J’ai songé qu’il était temps, la lumière à son comble, de laisser Cioran à son éternité de présence pour me mettre à la tâche infinie.
Un soleil digne du printemps, depuis trois jours ! Vers trois heures le vent de mer s’est levé les nuages sont venus avec. Deux toiles de très petit format (30 x 30). Sur la première j’ai tenté un paysage vu de la fenêtre nord, quand le ciel était ardoisé, plombé vers la mer. Sur l’autre une casserole. Celle qui nous sert pour l’eau du thé. En aluminium, la queue en bakélite le genre d’instrument attachant. Simple, tellement simple qu’on passerait à côté sans en connaître le merveilleux ! Un matériau qui porte la couleur garance foncée à son comble. (si l’on évaluait sérieusement le rapport matière-couleur on éviterait l’illusion de la couleur en soi). Certains matériaux portent magistralement forme-matière-couleur qu’ils en deviennent les instruments d’une métaphysique. J’ai profité du format carré pour composer avec une boite de thé. J’ai pensé à ce qu’aurait fait Morandi, aux casseroles guerrières pour scènes de ménage de Picasso et j’ai fait autre chose mais je n’ai rien évité à toute force…
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Janvier 2012
Une petite brise d’est bien sentie ! Cela donne une ribambelle de nuages voguant entre les coulées de soleil. On abat du bois d’eau dans le vallon, les tronçonneuses sont des instruments abrutissants. La lenteur de pousse et la majesté des arbres sont bafouées. Ai détruit (effacé) le paysage d’hier pour une toile de casserole que j’ai commencée ce matin et achevée dans l’après-midi. Achevée ! Je repense à l’anecdote suivante : Cocteau et ses amis, parmi lesquels Raymond Radiguet, visitent un mauvais peintre. Dans l’atelier d’abominables croûtes. Au moment de prendre congé le mauvais peintre s’excuse en montrant une œuvre en cours - « Elle n’est pas achevée » et Radiguet de répondre – « Il serait humain de l’achever ! »
Je consacre, pour ainsi dire, autant de temps à une petite toile qu’à une grande. Je comprends pourquoi aujourd’hui. Cela dit je suis heureux qu’il en soit ainsi.
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Janvier 2012
Tout est gelé. Les inondations sont prises de glace. Les coupes de bois sont devenues orangées, éclatantes sur l’humus noirâtre. Pas un souffle de vent. Le poêle ronfle. Sur la table accotée à la fenêtre une pomme rouge du grand pommier attend depuis l’automne quelque utilité de composition… et chaque fois devant je songe à Cézanne – les coquilles d’huîtres me sont ce que les pommes étaient à Cézanne.
Dehors par la fenêtre, dans l’air immobile, sur le ciel laiteux des grands froids les touffes de gui dans les cimes perpétuent une fête.
Hier avons déjeuné avec Hans Mittendorf (compositeur de son état) : interrogations devant la censure institutionnelle ambiante qui déboute systématiquement la création vraie, il faut s’en réjouir secrètement. Nous sommes en bonne voie ! (Nous de majesté). Me vient le propos de René Char « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. ». Ai terminé le portrait de Katia en reine de l’Épiphanie.
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Janvier 2012
Ce matin sur France Culture la veulerie de l’ancien ministre Toubon bêlant à qui veut l’entendre la démocratie culturelle !
« L’homme cache sa peur de la liberté dans son culte des lois. Toute la culture n’est-elle qu’une lâcheté ? » (Cioran) Lui qui n’a jamais fait la queue au guichet des musées parisiens avec les gogos, qui de droit en oligarque visite les expositions en compagnie des conservateurs. La dernière fois au Grand Palais c’était Rocamadour un quinze août ! Devant le portrait de Gertrude Stein une conférencière se donnait en spectacle : – « … et Picasso, de dépit, n’arrivant pas à saisir la ressemblance abandonna le portrait en disant : il finira bien par lui ressembler. »
Je l’ai prise à partie, et, plus vivement qu’elle : – « Madame, premièrement Picasso était si sûr de son art qu’il en signalait les prémonitions deuxièmement Gertrude Stein était si effarante, si hommasse que c’était une autre façon de s’excuser du peu (ou du trop) ! » Démocratie culturelle n’obligeant pas de bêler en troupeau…
Petite bruine au lever du jour, redoux. Vent de Sud-Ouest secourable en hiver… Le rouge-gorge est heureux, la renarde qui mettra bas aussi, le bouc humera les fragrances de l’air les yeux plissés.
Dans l’après midi le vent s’est orienté sud – La fumée du poêle happée par le retour d’air est rabattue à la vitrée, un meuglement lointain amplifie des silences.
Ai commencé une petite toile, un baigneur, objet de collection années 50 que j’ai sitôt effacé pour reprendre des objets miens moins évocateurs de Bellmer et Kokoschka… Toujours le paquet de thé mais encore un cendrier St Raphaël et une canette en aluminium pour la composition. De celles « énergisantes » que l’on retrouve au bord des chemins creux abandonnées par les joggers. Leurs couleurs acides rappellent le cauchemar sportif, le dépassement de soi et la destruction neuronale. J’en ai retenu que la présence formelle…
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Janvier 2012
Splendide vol de bisets autour du clocher. L’if tremble de toutes ses branches dans la brise d’Ouest. Le ciel dérive d’un seul tenant sans aucune trouée. La terre est gelée. Ai récolté les choux de Bruxelles, leur hampe et les hautes feuilles seront pour les caprins. Le décorum existentiel est ici encore celui d’un Jean Follain : « … et puis poser par terre / tout un lourd sac de pomme / dont deux ou trois roulèrent / bruit parmi ceux d’un monde / où l’oiseau chantait / sur la pierre du seuil. »
Après-midi, grand frais de nord-ouest, crachin. Une toile de même format que les trois précédentes qui dans le même esprit s’ajoute et fait suite : la casserole en alu avec cette fois le broc émaillé blanc que j’affectionne particulièrement ! (il s’en voyait de semblables sur les tables de ferme pour y servir un cidre dur et clair en semaine). Cela compose bien, j’en tirerai bénéfice d’étude. Inconsciemment des trouvailles s’inséreront dans de prochaines toiles. Le format carré oblige à composer, comprendre pourquoi n’amènerait que la confusion ! « Nous n’avons pas de temps à perdre en preuves, en démonstrations et en certitudes. » (Cioran).
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Janvier 2012
Premières primevères sur le chemin des Moulineaux. Il est remarquable que la nature en sa neutralité au bonheur des hommes ait conçu les primevères jaunes tendres et mauve pâle. Sans doute la primevère n’est-elle touchante qu’aux creux des talus, abandonnée aux herbes folles : bouleversante de bienséance et de modestie.
Il pleut, le grand vent d’ouest bat la campagne. Ai repiqué de l’ail sur deux rangs, des têtes impropres à la consommation qui germaient – un rapace de belle envergure, peut-être une buse, planait prenant circulairement les courants ascensionnels, on aimerait, humains, essayer une fois !
Une toile qui clôt la série des casseroles, avec cette fois la théière émaillée bleu violet d’outremer somptueux (il y avait des petites bouteilles pharmaceutiques de cette couleur de vitrail. Enfant j’aimais longuement regarder au travers jusqu’à en avoir le tournis ! Et toujours je restais sur mon désir impossible de me dissoudre physiquement dans la lumière bleue magique). L’avantage d’une série c’est de savoir où l’on va le lendemain. L’inconvénient c’est la contrainte d’une cohérence intentionnellement chromatique et poétique. Un travail de commande qu’on s’adresserait à soi-même… S’il est vrai que « La liberté c’est d’avoir le choix de ses contraintes. » (Gide). La cohérence susdite est toute faite de métaphysique négative ! N’y pensons pas davantage.
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Janvier 2012
Les œuvres du grand vent d’ouest font gémir la cabane sur ses membrures. Ai mis en ordre la toile d’hier qui possédait un trop d’énergie pour s’insérer dans la série. Une chose dont personne n’a parlé, à ma connaissance, c’est de ce que faisait Cézanne devant sa toile ? Cent vingt-cinq séances de poses pour un portrait et la toile n’est pas couverte comme on devrait l’apercevoir. Des manques de touches (volontaires) ici et là… Lui qui s’était fait fort de ne penser à rien devant la toile en cours tel un peintre zen. La vraie question cézannienne est là mais les bruits du monde y font écho et la peinture demeure un art muet.
Les rongeurs qui dévorent les endives ne sont pas, comme je le pensais exclusivement des mulots ? Mais aussi des musaraignes je viens d’en attraper une dans un silo. Des corbeaux passent à tire-d’aile poussés par le vent. Froide n’est pas la prairie mais ils sont délicieux… Bientôt ils reprendront possession de leur nid de fagot, balancés par les brises dans les agrès du bois.
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Janvier 2012
Au lever du jour une vision intégrale des terres labourées, des clochers au centre de cadrages imaginaires, des futaies lointaines, des vols lourds de corneilles : Millet à coup sûr. Mais nous allons vers d’autres superstitions : le lever d’une humanité satellitaire et Lazare s’en retournant à son tombeau. Brièveté des messages humains en rupture intrinsèque avec le monde.
Après-midi au marais où j’ai emporté une toile tout en longueur 1,30m sur 0,50m sur laquelle j’ai peint un paysage au début de l’hiver mais repassé au blanc cette semaine. Rien n’est venu me contraindre au travail, j’en suis resté là, une sorte d’impatience devant l’inutilité de tout, impatience que je connais parfois empêchant tout rétrécissement de pensées. Etat de grâce si l’on veut quoique douloureux. Une dilution de soi dans le tout du monde. Rien pour l’art : c’est puissant, stérile sur l’heure mais j’en tirerai une certaine vacuité propre à l’ouvrage au lendemain. Ai passé l’après-midi en chien de fusil sous un pin rabougri des dunes de Graye sur mer. Le flux était à demi marnage, vent régulier ouest-nord-ouest. J’étais un lièvre gîté au soleil déclinant du bel hiver qui écoute les aboiements des chiens dans la distance. « La volupté des graines fume, les villes sont fer et causerie lointaine » (Char).
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Janvier 2012
Pluie incessante sous rafales sud-ouest. Tout est détrempé, spongieux. J’ai souvenance de jours semblables quand enfant je battais la campagne (au propre comme au figuré). Cette même pluie sur ces mêmes terres latentes. La cabane à Dubosc aussi date du temps de débrouillardise. Quand j’écrivais des mots d’excuse aux instituteurs naïfs. Une cabine de plage abandonnée sur l’herbage, aux saisons. Les moutons habitent cette cabine de bain devenue moussue et délavée, accrochant leur laine aux planches déclouées. Je goûte un bonheur inouï à l’idée que tous ces jours n’en font qu’un seul : encore je m’éloigne des faux devoirs. Une chose à retenir, le grand héron noir et gris prenant son envol de long courrier, ses ailes comme un soufflet de forge ancien. Avec ses longues pattes à la traîne comme un train d’atterrissage. Les cantonniers du village m’appellent le « braco » c’est peut-être vrai seulement pour les anguilles… Rien pour l’Art aujourd’hui encore. Ai débarbouillé la toile en cours. Le jour s’enfuit sans laisser de trace, les écrits restent la peinture s’envole. A toi, héron mangeur de grenouilles.
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Janvier 2012
Il gelait ce matin par vent de sud-ouest. Tantôt beau soleil de janvier, l’air est translucide jusqu’aux horizons. On apercevait Le Havre et les cargos en rade de Ouistreham. N’ai pas allumé le poêle, j’ai eu froid aux pieds ! Une toile où figurent trois bassines émaillées. Elles s’alignent sur le format quasi grandeur nature. C’est du geste, c’est brut comme peint par un qui aurait dirait-on les mains gourdes de froid, qui relèverait la tête pour écouter sans y penser le chant de la grive. Cela passerait pour du misérabilisme que je n’en serais pas étonné ?
Je me souviens des lavandières sous le mur du « bagne » rue de Beaulieu. Leur posture les faisait pénitentes sous l’ombre tutélaire de béton (car on lave encore à la main dans mes souvenirs). Si j’y pense en regardant la toile c’est que utilement il y a un lien (utilité mentale s’entend). Mais c’est autre chose qui s’y joue sans quoi la peinture serait par trop privée et sans altérité.
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Janvier 2012
Il gelait au lever du jour par vent d’est. À présent temps radieux, chant des coqs lointains, avions ronronnant dans l’infini azur. Ce sont les bruits d’osmose d’un dimanche ordinaire. Depuis deux jours je m’occupe mentalement à concevoir deux beaux traits rouge clair nécessaires à la réussite des trois bassines émaillées. C’est donné, mon rôle s’arrête là dans l’inachèvement où commence le tien. Qui es-tu altérité encombrante ?
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Février 2012
Il gèle à pierre fendre. La bise d’est nord-est balaie le littoral neutralisant toute vie à sang chaud. La bergeronnette mécaniquement erre sur la craie du chemin rencaissé. Le vent prend tout plumage à rebours, à part la corneille à qui sied tous les climats. Les feux de bûcheronnage crépitent attisés par les souffles qui s’insinuent entre les claires-voies du bois. La cendre tourbillonne, forcée par le vent la fumée est rabattue au ras des coupes. Me suis assis devant le chevalet dans la cabane ai vu cela par la fenêtre assailli par le froid : rien, à profusion.
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Février 2012
Je reprends le travail avec un autoportrait en convalescent. Voilà dix jours que j’étais malade avec de la fièvre et alité. Il a fait terriblement froid. Le dégel laisse un goût d’amertume sur toutes choses solitude infecte, cela vit et ne vit pas.
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Mars 2012
Les pruniers fleurissent dans la noirceur des haies mais c’est l’hiver aujourd’hui encore. Grandes bourrasques du nord-ouest. Pluies rabattues aux carreaux, comme méchamment.
Une toile de petit format : le pichet blanc, trois bols et une tasse. Ce n’est pas pour autant un Morandi. C’est davantage un poème de Jean Follain « La faïence blanche fait aux imaginations lasses une réponse de néant ». Un maître zen ne réfuterait pas le propos.
Absorbé que j’étais j’en ai oublié de charger le poêle, suis sorti transi de la séance. Les corneilles se marieront bientôt leur chant d’amour flûté est admirable de clarté sonore, il se fait entendre dans la tourmente quand bien même.
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Mars 2012
Toujours le grand vent de la mer rameutant ses nuages anglais, c’était beau de voir apparaître un violent soleil qui s’éteint sitôt paru entre les nuées en cavale.
Une autre toile de même format, des bols mais avec, cette fois, une casserole pendue. Une belle surface à peine touchée, d’une grande harmonie de tons et puis n’y tenant plus ai tiré un trait, à même le tube. Le trait croise la queue de la casserole, c’est rouge absolument et ça marche. Le bonheur sans futilité : il n’y aurait rien d’autre à vivre, tu vois ? Je vois !
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Mars 2012
Il n’est pas rare qu’un oiseau de mer rabattu violemment par une rafale heurte le pare-brise d’une voiture. J’en ai encore trouvé un sur la route de Courseulles hier soir. Ce matin aux belles heures solaires ai pris le chemin du marais avec le goéland mort et une toile presque carrée aux dimensions de l’oiseau d’envergure.
J’ai dû penser les fonds pour ne pas amoindrir le premier jet simulant le plumage. Cette œuvre me comble à tous points de vue. Ce n’est pas la première mouette que je peins et celle-ci s’ajoute à une belle expérience. Évidemment on songerait à Tchékhov mais c’est une vraie mouette trouvée sur la route départementale 170 qui va jusqu’à la mer.
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Mars 2012
Un claquement d’ailes caractérisé : un ramier est venu atterrir dans le grand pommier. Dans la brume d’après-midi, alors qu’un soleil terne comme une pièce d’argent se tenait magiquement au-dessus du bois gris.
Un dimanche sans joie et sans peine juste ce qu’il fallait d’ardeur pour l’ouvrage. Ai poursuivi la série des bols. Et j’ai eu envie d’y faire figurer un chat noir avec, sans aucun doute le lieu ni le chat ne sont plus. Une toile de petit format pour dire d’autres affections différées.
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Avril 2012
Nous sommes à huit jours de Pâques. Les vents courants d’est nord-est sont au rendez-vous – admirables nuages épars dans le bleu pur. Une tôle mal fixée bat au rythme des bourrasques dans la cabane des moutons. La campagne déserte livrée aux seules rafales comme un bienfait, une justification de notre absence/présence. Dans l’apaisement d’une accalmie perce le chant du rouge-gorge et tout redevient humain, et je repense que c’est dimanche.
Une toile de petit format, des bols, les mêmes avec trois poireaux qui feront la soupe ce soir. C’est posé là, sans vouloir plus que d’être utile à la pose mais cela pourrait participer d’une métaphysique domestique. Bols que je rangerai dans le buffet, qui nous servent chaque matin et personne ne sait qui boit à même le rose ou le blanc : Katia ou moi ? parce que chaque matin le hasard fait choix.
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Avril 2012
Il gèle au lever du jour mais dès que le soleil passe le haut du bois déjà il irradie le vallon. Il ne gèle pas suffisamment pour endommager les floraisons fruitières. Rien qu’un peu de givre au sol entre la nuit et l’aube. J’avais préparé une toile de petit format pour y travailler quelques choses d’usage à demeure. En passant devant le miroir au tain piqué, dans son cadre doré du temps où l’on dorait à la feuille, ma propre tête m’est apparue familière et étrangère (je suis l’autre aurait écrit Nerval sous sa photographie). Je me suis plu à peindre cet autre. Me suis épinglé comme un hanneton. C’est une toile très « minimaliste » (comme ils disent). Je penserais mieux en disant : dans sa non-finitude achevée dans le grand tout.
Elle est floue ! J’ai peint flou pour mieux accéder à moi-même… qui suis, comme de juste, l’autre atteint de presbytie.
J’ai songé à Degas qui change son toucher et accède à l’aplat que l’on sait à mesure que sa vue se dégrade. D’aucuns croient à un progrès, une maturité (à de l’abstraction future !) quand il s’agissait d’un strict handicap très invalidant. Degas peignait flou parce qu’il voyait flou. Et si c’est mieux c’est parce qu’il faisait avec ce qui lui restait de vision (un trop de quelque chose est un manque de quelque chose) et l’erreur serait grande d’en faire un concept.
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Avril 2012
Le nordé fait grincer tout ce qui vit sous sa coupe. Qui a dit « tout ce qui est humain est mien » ? Je dirais : tout ce qui est venteux est mien, ce vent livide est mien. Dame il érode un peu la terre et domine l’esprit. Vent d’avril vent des mélancolies en ce vendredi saint.
« Vanité des vanités tout est vanité et poursuite du vent ». Il n’y a pas d’orgueil poussé par le vent. Ou bien il y a longtemps, vent arrière toutes voiles dehors du temps où la terre était plate à s’y méprendre.
J’ai préparé tous les semis des graines rapportées de Hongrie récemment : des concombres et toutes sortes de cucurbitacées aux formes débonnaires. Semer des citrouilles c’est faire un doux projet.
Une toile de petit format : un autoportrait obtenu de haute lutte sans pourtant qu’il n’y paraisse. Je suis l’autre du sel sur la langue nous parlons bas. Plusieurs portraits sont apparus, ont été effacés. Trop faits. Celui-ci gagné dans l’exaspération me convient.
Maintenant le vent perd de sa férocité, souffle encore par petits bonds. Des passereaux vont jouissant de l’accalmie, leur joie à tire-d’aile par-dessus le bois semble inaliénable sur le ciel uniment bleu.
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Avril 2012
Depuis hier le vent de sud-ouest agite les peupliers. Ciel bas en lambeaux nuages traînards. Aujourd’hui il crachine à peine. Katia est venue poser, nous avons regardé les pies posées dans l’herbage à Macroix. Belle séance de pose en robe hongroise brodée de fleurs et chapka achetée au marché aux puces de Budapest il y a trois semaines. Une authentique chapka qui lui sied, dans la cabane devenue datcha ce jour de Pâques.
Une autre séance sera nécessaire pour clore l’ouvrage. Je veux y penser longuement, pour le plaisir et j’espère un résultat à cette mesure.
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Avril 2012
Un ciel immense où les cumulus bourgeonnent. Il fait chaud à ouvrir la fenêtre et la porte en courants d’air. Des averses sous les grains venteux font briller l’herbe. Les merisiers sont en fleur à l’orée du bois. Floraisons blanches sur ciel ardoise.
Ai poursuivi le portrait de Katia, finalement il a suffi de ne penser à rien : vivre l’œuvre…
Cézanne : « Il suffit qu’une pensée me vienne sur le motif et patatras la toile est foutue. »
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Avril 2012
Brise de nordé, gros nuages cotonneux poussés vers les terres accompagnés de leur ombre portée. Des nuages où l’on pourrait se tenir au bord du bastingage. Navires ou nacelles ? Le temps des dirigeables fut bref, l’humanité n’a pas rêvé longtemps, ne rêve plus…
Les génisses sont à l’herbage et c’est nouveau en la saison. Le héron sur le bois brasse du vent et les fauvettes qui sont immanquablement « de mai » ne seront pas en retard. Depuis plusieurs jours je regarde ma veste de coton bleu, une veste de bleu comme on dit. Une veste de servitude « un bleu de travail » qui, en l’occurrence m’est vêture agreste. La plasticité molle du coton sur le dossier de la chaise paillée : tomber la veste dit-on encore.
La toile avancée vers quatre heures j’ai suspendu l’ouvrage, pour faire œuvre justement il me faut un lendemain pour cette toile-ci. Katia est venue prendre une tasse de thé et fumer une cigarette dans l’herbe devant l’atelier. Katia est comme les hirondelles.
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Avril 2012
Vent de Sud-Ouest soutenu, des rafales il fait froid. Le tendre des premiers verdissements sur le noir du ciel bas. Ai brouetté du fumier jusqu’à dix heures, me suis mis à l’abri de l’atelier quand la pluie battait trop fort. Au travail sur le champ, sans même ouvrir les volets ai peint à la clarté diffuse que laisse traverser le toit translucide. J’ai renoué avec le merveilleux : le chant du rouge-gorge dans la nécessité de son territoire.
Déjeuner, sieste et retour au marais. Le vent s’est mis plein Ouest mugissant par-dessus le vallon il pousse de grands nuages qui se déforment, se défont. A travers les branches nues des grands peupliers porteurs de gui : le poids des boules de gui vieil or sur le blanc de plomb des nuées. Le soleil réchauffe et sèche tout ce qui vit, je prépare la toile suivante.
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Avril 2012
Rafales de vent fort du sud-ouest, ondées. Ai brouetté du fumier le matin, tantôt j’ai remis ma veste de bleu sur la chaise jaune paillée. La toile d’aujourd’hui est plus « faite » puisqu’il y a un antécédent d’étude. Immanquablement on songera à Vincent « La chaise de Vincent de quel bois elle était ? » L’usage des chaises paillées est répandu… quoiqu’on n’en fabrique plus en vraie paille comme celle-ci.
J’ai remis ma veste pour recharrier le fumier : « un œil, une main, une brouette que je repense ». Un jour je peindrai une brouette à l’échelle un pour un.
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Avril 2012
Alternance de pluies, d’embellies, de grêle, la terre a détrempé. Vent variable.
J’ai devant moi les deux dernières toiles. Ma préférence va à la première, aucune préméditation rien que l’inspiration désireuse d’aller vers son but incertain. « L’imprévu est sûr d’advenir ».
Le musicien interprète, devant une partition, fût-elle rigoureusement annotée, n’a pour tout viatique que sa bonne foi en la métaphysique syncopée, improvisant sur le règne du silence.
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Avril 2012
Pluie, orage, vent sud-ouest. Des cumulus hâtés se poursuivent au ras des cimes. Un peu de grêle blanchit les herbages avant de se dissoudre sous des éclats de soleils ponctuels.
Grande fatigue mentale et physique, ai voulu quand bien même travailler le thème en cours. La fatigue est cause de grande impatience, mais parfois, à l’inverse elle se trouve partie prenante à l’ouvrage. Un travail somnambulique fait œuvre de qualité, ainsi les idées s’en trouvent diminuées au profit d’acquis fort anciens. Un filet de conscience qu’on pourrait dire tutélaire travaillant de concert avec l’instinct de peintre. Une autre volition.
J’en ai profité pour dessiner au jus sur les fonds préparés pour un ouvrage définitif, de multiples dessins du thème de la veste endossée sur la chaise paillée. Cela pour user la thématique et la dextérité suspecte qui ne manque pas d’arriver à trop de besogne confinée à l’étude. Des dessins qui défont, qui usent.
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Avril 2012
Mêmement orientés mais alors en tempête ! Les peupliers malmenés geignent. Tout est sous la coupe du vent, les tôles battent à tout rompre sur le toit des cabanes, les génisses tournent leur croupe au vent la corne basse.
Ai bien travaillé sur les exercices « d’usure » (d’ailleurs le mot d’usure a plusieurs sens). On ne prête qu’aux riches et le mot de richesse peut aussi bien être la fortune d’un pauvre, si tout ce que les autres dédaignent lui appartient.
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Avril 2012
Et voilà c’est dimanche à nouveau. Cependant le vent qui mugit dans les agrès du bois se moque des dimanches humains. J’ai eu envie de gâteaux du dimanche pour ce midi. Ai pris soin qu’ils soient spécifiquement dominicaux : un divorcé café-chocolat pour elle, un paris-brest pour moi. Une petite nostalgie régressive avouée ; qu’avons-nous à faire des jours marqués des servitudes sociales ? Du vent en tempête par le sud, l’eau monte à fleur de terre, le marais respire de sa respiration profonde.
Je pense à du colza (la plaine en est fleurie), du colza dans le broc de tôle galvanisée pour motif histoire de dire le jaune de Flandres, le gris métallique et quoi d’autre ? Toute la vie, nos chemins de traverse pour brouiller les pistes des plates certitudes. Mais parlerais-je plus concrètement que j’en serais bien aise : les chemins physiques par lesquels nous cheminons et acheminons notre corps/esprit sont plus que des symboles. J’ai la mémoire des chemins. Chemin de craie semé de camomille bulbeuse en son milieu, chemin du soir où pousse dans l’ornière de septembre le pissenlit (herbe à lapins). Chemin d’hiver semé de regrets solaires. Celui qui va du Bout de Banville où sise notre logis à l’Atelier du Marais me connaît depuis l’enfance – même s’il y eut d’autres chemins traversiers : chemins d’errances, du sud, des déserts, de halages, chemins faisant.
Un vrai chemin est toujours ancestral, il est donc vrai au sens où il ne va pas où il veut mais où le veut l’histoire, la sienne et la nôtre mêlées intimement. Sur ce chemin-là on peut croiser sa vie en sens inverse.
Mes chemins préférés sont riverains des ruisseaux, des rivières, des canaux, des fleuves ou bien ils sont côtiers à perte de vue. Je connais un chemin absolu qu’éventent les palmes qui longe le Nil à Rachid jusqu’à la mer.
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Avril 2012
Il faisait beau ce matin, pas un nuage avant dix heures. A trois heures qu’il est le ciel est uniformément gris et le vent modéré du sud. Le rouge-gorge s’égosille dans la haie, les lointains sonores sont une confusion de variétés d’oiseaux. La pluie commence de tomber suis devant le chevalet sans avoir touché une brosse repris que je suis de l’inutilité de tout… de tout agissement. Cependant je repense à Matisse pour avoir hier visionné « Le roman de Matisse » conçu, documentalisé par l’ouvrage d’Aragon (une réalisation de Richard Dindo l’année 2001). Régulièrement je visite Matisse grâce à ce fin diseur d’Aragon. Ses vues sur Matisse sont justes et totalement arbitraires (justes parce qu’arbitraires). Matisse peintre français ! Aragon peut le dire. Peu d’autres pourraient qualifier le génie français sans chauvinisme. « Matisse le bonheur français » cela me convient aussi. Un jour prochain plus rien ne sera lisible du bonheur, qui, il va de soi ne fut jamais national quoique français. Henry Miller l’Américain avait conçu ce bonheur de marcher les mains aux poches sur les boulevards. Matisse beaucoup moins relâché contemple un philodendron ombrant la tapisserie d’une privauté. Matisse c’est une visite chez un grand-oncle veuf qui depuis l’andropause peint des femmes comme un jeune homme. Comme un eunuque peut-être aussi, hélas. Mais la peinture y gagne à moins d’ardeur dans la vraie vie. En regardant les reproductions sur l’écran j’ai songé que les plus belles peintures sont un exil. La chose moins son nom ce n’est même pas de l’Être c’est autre chose.
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Mai 2012
Grand soleil depuis ce matin, brise du sud. Premier mai à l’idéal, pour une commémoration anarchiste oubliée. Hélas la tradition s’accomplissant en la saison la loi du nombre n’est pas la mienne. Katia est venue toute l’après-midi. Elle lit, s’ensommeille et reprend son livre. Ai cueilli du colza m’en revenant de la mer en prévision de la séance de tantôt mais la toile s’est faite sans jaune de Flandres. L’ambiance atteste d’un bouquet absent (je l’ai évitée de justesse cette botte de floraison abusive). Un thème qui prend son autonomie c’est de la peinture en liberté. Pour Matisse un peintre est important quand il ajoute de nouveaux signes en peinture. C’est entendu, mais il faudra alors que le sens soit prévisible. Et le sens faisant défaut… cela suppose un certain nombre de signes dont l’usage est récurrent. Matisse l’a mal dit. Il y a des signes qui font de la peinture et d’autres qui n’en font pas. L’essentiel est énigme cela dit on peut toujours tenter une petite pensée qui se hausse sur la pointe des pieds pour atteindre une vérité sur l’étagère. Toutefois une question est configurée par sa réponse. Inutile de se mettre la cervelle à l’envers, si Matisse est irremplaçable c’est qu’il est irréductible à sa complexité dialectique.
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Mai 2012
Vent du sud-ouest. Ce tantôt ondées après trois coups de tonnerre et les bruits du monde apparent couvrent la nature profonde. Je n’ai pas d’explications à fournir il y a le monde et le monde atemporel où vont tous les mystères de la matière ou bien je l’ai su avant que de vivre.
Une toile bizarre dans un monde étrange qui sera vue, sans doute, comme une vague anecdote du monde utile puisqu’il s’agit de peindre une paire de gants de caoutchouc toilés, une faucille de Gavray, le broc galvanisé en tôle et pour en finir j’y ai mis un rameau fleuri de pommier à cidre (le pommier qui surplombe la cabane à outils). J’aurais peint n’importe quoi sans distinction aujourd’hui. C’est le rouge des gants de travail, qui sont tout neufs, qui m’a pris d’idée je crois… Je poursuivrai demain elle devrait gagner avec les fonds sinon elle est foutue.
Hier à Bayeux un paysage de toits avec l’église qui en émergeait ressemblait à une nature morte de Morandi. Mais à y repenser c’est tout à fait ordinaire puisque Morandi peignait une carafe comme une église. Chez lui tout n’est qu’architecture et silence. L’architecture qui se donnant à voir efface les sentiments les plus fins m’est toutefois étrangère. Et l’on peut, sans égarement rapprocher une scène de bataille de Nicolas Poussin d’une séquence de « La magie du cirque » de Calder.
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Mai 2012
Gris, calme, ni chaud ni froid ce tantôt. Un ramage bocager à l’unisson.
Ai terminé l’ouvrage en cours avec la bassine émaillée bleue ajoutée derrière le broc. Une toile qui m’échappe.
Digression à part, pour en revenir à Poussin je me souviens avoir pris la pose durant mon emploi de modèle pour l’école des Beaux-Arts de Caen (dans les années 80). Que pour diversifier l’étude j’avais voulu prendre les poses successives des personnages bataillant chez Poussin mais qu’anatomiquement elles s’avéraient irréelles et donc impossibles à tenir. J’étudiais Poussin et sus lors qu’il façonnait ses personnages en argile comme de petits sujets. D’où, sans doute, l’hyperréalité aussi des éclairages. Et c’est ainsi qu’il rejoint Calder et son cirque magique microcosmique.
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Mai 2012
Grand vent de nord qui neutralise l’esprit. Cela mugit dans les frondaisons. Tout est secoué par les assauts des rafales, la terre s’érode où elle est nue avant que d’être ensemencée. Ai repris la bassine émaillée sur la toile aux gants rouges de caoutchouc. Je n’irai pas plus loin.
Hier deux expositions, le matin Soutine et Modigliani à la Pinacothèque, l’après-midi Matisse à Beaubourg. Ai revu une de mes toiles préférées de Modigliani : le portrait de Monsieur Lepoutre et trois paysages inouïs de beauté ontologique par Soutine. Le reste de l’exposition (École de Montparnasse) pas un clou !
Matisse : une toile au palmier dans une fenêtre à Vence, des grenades, des fioritures, splendide. Et puis des horreurs aussi : un personnage violoniste entre autres d’une ineptie incomparable. Les contingences créatrices sont les spécialités de Matisse.
Mais encore un nu au collier : trois perles noires qui font tenir la toile et le nu dans la toile. Une toile magnifique où le nu se retrouve plus nu que nu dans l’acte surfacé de peindre. Le génie à l’œuvre c’est toujours de l’érotisme mais là c’est fort.
J’ai en tête ces deux assertions :
« Mais, en réalité, le corps change de forme à tout instant. Ou plutôt il n’y a pas de forme puisque la forme est de l’immobilité et que la réalité est mouvement. » (H. Bergson)
« Le poème – cette hésitation prolongée entre le son et le sens » (P. Valéry)
Décidément la première moitié du vingtième clôt un vaste dialogue, achève un cycle. Le matériau de l’esprit : le sens quand il n’est pas l’épilogue dialectique.
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Mai 2012
Le printemps suit sa progression inexorablement. Marâtre nature ! Être à ce point impliqué biologiquement, n’être qu’un produit du monde est-ce pensable ? Sinon quoi d’autre, quel relais magique, la peinture bien sûr. Ai repris la toile aux gants qui a atteint sa complétude. La sphéricité de la bassine émaillée marquait par trop de symbolique, elle s’est simplifiée, en apparence seulement : ne dit-on pas que la simplicité est l’apanage des esprits complexes. A présent elle appartient à son monde, à ses valeurs intrinsèques. Un en-soi réalisé qui se voit.
Hier j’ai aidé le maréchal-ferrant dans l’herbage voisin qui n’arrivait pas à bout du poney à Dubosc, un étalon shetland, auquel il rognait les sabots. Il avait les sabots si négligés qu’on aurait cru du vieux bois. J’aurais pu pratiquer ce métier avec bonheur, le gars bavard et jovial s’occupe d’ordinaire des chevaux de course dans des haras huppés mais là il a trouvé un drôle de bidet difforme, obèse. Il a été mordu aux mollets plusieurs fois.
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Mai 2012
Il fait beau, beaucoup trop chaud dans l’atelier. Les nids aux basses branches requièrent toute l’attention des passereaux, les mésanges surtout vont gracieuses dans les pommiers en fleur s’accrochant à l’envers aux écorces grises pour mieux reprendre haleine. Elles font maints détours pour tromper les prédateurs supposés que nous sommes. Katia est venue me rejoindre à vélo à présent elle lit sur le banc en plein soleil. Elle a posé sur la chaise paillée où ma veste de bleu est restée adossée : la veste est bleue, Katia est blonde presque rousse comme il lui arrive de l’être aux beaux jours. Je vais préparer une tasse de thé. Les fraises que j’ai pris soin de bâcher à l’avant-printemps sont déjà mûres.
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Mai 2012
Temps radieux, brise Nord-Ouest bienfaisante. Sous le couvert du bois les cris d’oiseaux agrandissent l’ombre de leurs échos. Ai poursuivi le portrait de Katia sans doute l’ai-je rendu moins évident, Nous avons pris le thé et beaucoup mieux même dans l’atelier les volets clos.
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Mai 2012
Temps lourd extrêmement orageux. Quelques gouttes de pluie sur la terre chaude, de quoi faire germer le ray-grass et le trèfle blanc semés tardivement à cause des pluies continuelles en début de printemps. Le thé est pris. Katia étudie le russe. Elle a toujours une langue en apprentissage, elle a appris à écrire l’arabe ! Katia a posé dans le sofa jaune pour une toile exécutée sur l’heure. Le temps orageux, mon désir d’une vision dans le geste, quelque chose qui balance entre le fait et le défait. Sa robe blanche à pois rouges oscille entre la piéride du chou et la coccinelle. La brise qui entrait par la fenêtre y est pour quelque chose sans doute. La pose je ne l’ai pas inventée, je n’invente rien je constate. Cependant que je suis sorti avant que de me mettre à l’ouvrage Katia s’est endormie dans le creux de ses bras. Ainsi je l’ai trouvée, ainsi je l’ai peinte : Être qui dort mystérieusement proche et lointain. Rien que le cœur à l’œuvre et ce que je sais en peinture.
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Mai 2012
Petite brise d’ouest nord-ouest, à peine maritime mais présence tout de même du large dans ses souffles. Quatre heures sonnent à Reviers à contre vent. Une toile de petit format cinquante sur cinquante. Une séance résolument spontanée quoique surveillée depuis longtemps. Voilà deux années que je souhaite réaliser ce que je vois tous les jours dans le miroir qui fait face au paysage dans la fenêtre quand je suis assis à peindre. Cela s’y reflète en une division de huit fragments rythmant l’ouvrage. Pommiers en fleurs, toitures, herbages.
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Juin 2012
Vent d’ouest. Belles nuées à la Claude Monet, peupliers ployés sous les rafales. Fragrances des fenaisons voisines, juin.
Me suis éreinté sur un autoportrait. La chaleur dans l’atelier, ou cette indisposition dans laquelle me tient une lassitude, saisonnière? Manquant mon but et reconnaissant ma figure dans le miroir j’ai pu pressentir en quoi je manquais successivement l’acte de peindre quoique de nombreux événements peints se produisant sur la toile.
Suis sorti arracher de la mauvaise herbe dans le pré ensemencé, en arrachant du plantain j’ai pensé à Dürer évidemment. Dürer tient une place considérable, fût-ce à l’occasion d’une aquarelle d’herbacées. À trop considérer ce qui fonde la peinture au temps de Dürer j’ai outré l’aujourd’hui, effacer toute trace laborieuse, de nouveau regarder la vie comme si personne ne l’avait peinte.
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Juin 2012
Vent plein sud, conséquemment le coq du clocher tourne ses plumes de cuivre vers la mer. Nous sommes ce lundi jour de pleine lune. Le vent du Sud ne signifie pas une orientation favorable, il pleut et même il fait un peu froid.
Ai élagué des arbres au bord du Douet puis me suis mis à l’ouvrage. Un pied de plantain que j’ai peint à ma manière. En arrachant la touffe de l’herbe est venue avec et des boutons d’or. J’ai davantage pensé à un poème de Rainer Maria Rilke qu’à Albrecht Dürer.
Hier Katia, au mot de plantain, s’est mise en devoir de chercher dans le dictionnaire : étonnée et satisfaite elle m’a lu le petit topo du Larousse « c’est pour les oiseaux » Katia a des spontanéités d’enfant.
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Juin 2012
Il pleut sans discontinuer si cela continue la pourriture aura raison du potager. Végétation abondante, peu de fruits au verger, aucune abeille ce printemps. J’ai transporté le matériel à peindre dans notre chambre pour peindre un sommeil. Une toile rouge et pour cause nous avons repeint la chambre de pourpre comme un théâtre. Katia s’est endormie pendant la pause c’est un vrai portrait de dormeuse. Il importe que la peinture soit l’expression vraie, du possible.
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Juin 2012
J’ai allumé du feu dans la cheminée pour qu’elle puisse poser détendue. Dans l’attente que fût dressé le chevalet à l’étage Katia lisait dans les coussins du canapé : la pose fut telle. Une belle toile réelle et classique au sens que ce genre de scène se voit régulièrement dans l’histoire de la peinture. « Katia lisant » c’est même le titre d’une œuvre majeure de Balthus. Miya est venue spontanément se joindre à la pose, j’ai pris un plaisir singulier à imiter son pelage chiné.
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Juin 2012
Beau temps brise d’est, nuages épars. Matinée à désherber au jardin tout en pensant à la toile de l’après-midi. De retour de Paris (exposition Degas) grande envie de peindre dehors. Ai affronté les badauds du village et les hordes de cyclistes qui sillonnent le Bessin. Ai peint la rue de l’Église juste en face chez nous. Un ciel absolu sur la pierre calcaire des bâtisses, le grand if, le mur du cimetière, la rue et ses ombres. Tout ça à l’arraché sur le trottoir dans le déplacement d’air des camions fous.
Pour revenir à Degas c’est quand même un triste poème que de ployer des femmes selon l’extrême possible de leur anatomie et de prétexter qu’elles font leur toilette. Pudibonderie et violence sexuelle c’est indécis comme de juste. A l’inverse il se trouvait dans l’exposition une toile de Bonnard « L’indolente ». Un corps habité d’un sublime abandon. D’une puissance incomparable dans sa mise en œuvre. Bonnard, qui n’est pas bon toujours, a mis là toute sa science de peintre amoureux. Tout se confond comme du marbre antique liquéfié, comme de la moire sur une eau latente. J’aime comme Pierre Bonnard aime les femmes. Tout compte fait celle-ci était une salamandre.
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Juin 2012
Ciel plombé vent fort de sud-ouest. Suis descendu dans la rue du Bout Souverain pour peindre le carrefour de la rue de l’Église et de la rue du Bout de Banville. La maison de Pierre Bastard : volets rouges, fenêtres pavoisées de drapeaux tricolores, la dynamique et la fluidité de la rue entre les murs de pierre, le panneau d’affichage municipal où tiennent des restes d’affiches en lambeaux. Toutefois c’est moins fort que la dernière toile de la rue de l’Église.
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Juillet 2012
Temps couvert, vent de sud-ouest. Ciel dérivant à la surface de la terre. Ainsi tout cette journée fut résolument terrestre sans nulle trouée verticale. La toile de cet après-midi s’en ressent. Elle est faite de matériaux, ni couleurs d’absence, ni ailleurs, des cyclistes se diluent dans le mouvement de la rue. Je l’ai peinte depuis l’atelier derrière la vitrine. En vitrine ! Comme une putain d’Amsterdam ou d’Ostende. Ce n’est pourtant pas l’ouvrage d’un peintre vénal, d’ailleurs personne ne visite plus l’atelier depuis des années.
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Juillet 2012
Nuages gris ardoise poussés par une molle brise d’ouest. Juillet passe semblable à septembre. Le bon côté de la chose c’est que je suis disponible à l’ouvrage.
Ce tantôt, à l’atelier du marais j’ai peint le bouquet de roses grimpantes cueillies samedi aux abords d’un parc en friche sur la route de Douvres. Ce qu’un bouquet peut contenir de tristesse… et pourtant il y a de la peinture sur chaque pétale. Tous les ingrédients de la composition pourraient figurer sur une toile de la fin 18ème – que d’énergie perdue pour affronter la bêtise critique de ce temps.
Qui voit encore la peinture après les ravages idéologiques confusionnels agréés par l’institution de l’actualisme obligatoire ? Duchamp lui-même a repris ses billes…
Le bouquet je l’avais sous les yeux pour mon plaisir, perdant ses pétales sur le marbre de la petite desserte dans notre pièce à vivre. Et ma foi on offre toujours des fleurs en toute occasion, même de ce temps. Les tabous n’ont jamais été si puissamment destructeurs et surtout si contre-productifs. « Vous faites œuvre pour les morts futurs » a dit Jean Genêt à Giacometti. Une belle façon d’ignorer le jugement des bavards. Il s’agissait de son portrait… embrouillé comme une pelote de fil de fer et pourtant absolument ressemblant.
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Juillet 2012
Il pleut par averses intermittentes. Des sautes de vent entre les averses. Tout ce qui rampe, glisse est de sortie. Des grosses limaces, que l’on dit buottes, orangé caoutchouteux font merveille sur le vert de l’herbe mouillée.
Une toile d’oignons blancs dont le volume blanc et lisse crée un sentiment de plaisir proche d’une faïence. Il m’avait semblé trop facile de poser deux oignons sur le marbre de la table de toilette, je les voyais dans leur dénuement sans y croire. Par deux fois j’ai effacé l’ouvrage compliqué en cours pour m’astreindre de nouveau à ma première vision. Et voilà c’est une toile qui n’existe presque pas tant l’ordinaire s’y applique à la lettre. Ce sont des oignons de notre jardin mouillé des pluies incertaines d’un été.
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Juillet 2012
Pas un souffle. Roucoulements des tourterelles. Du fond des bois l’oiseau reconnu chante pour moi, puisque personne dans l’entour…
Ce matin avant que le soleil ne passe les cimes des frênes j’étais à l’œuvre pour un râle d’eau trouvé hier dans le marais de Graye.
La manière est sans affectation, pour le moins ! Une œuvre d’ici avec des bleus simples adossés sur la chaise paillée où l’oiseau mort gît. Pour comprendre ce genre de peinture en acte il faut aimer la peinture depuis le tréfonds de soi. C’est dire le peu d’adeptes attendus à la méditation !
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Juillet 2012
Au ras des chaumes, nos ombres tirant nos pas bien aises de suivre leur chemin selon l’ornière conçue d’anciennes pluies. Le travail en cour des mécaniques moissonnant avait pelé la plaine. Ces lacunes suggéraient la fortune du grain.
L’orage de cette nuit ajournera l’ouvrage…
Sur ce chemin de craie et de poussière deux versets taoïstes me sont revenus :
« À celui qui estime le monde au prix de sa personne on peut remettre le monde. » et « Celui qui sait voyager ne laisse pas de traces ».
(J’espère quand bien même une toile pour ce tantôt.)
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Juillet 2012
Vent de sud-ouest, les peupliers frissonnent entre le blanc des nuages et le bleu du ciel. C’est du beau temps.
Les betteraves sont à maturité mais n’ont aucune saveur à cause des pluies. En contrepartie de ce qui s’est perdu en saveur leur plasticité est sans concurrence. Elles seront bonnes pour les lapins de notre voisin du jardin des prés (nous avons deux coutils au bord du Douet, un dans le marais l’autre dans le village). Ce matin il m’a promis, devant sa femme, un gros lapin de chou si je lui gardais nos fanes de haricots. Je le lui demanderai vivant le Jeannot lapin…
Une toile de betteraves donc. Les nuances garance s’estompant au séchage sont magnifiques, les tiges gardent leur couleur vineuse tonique. Elles sont représentées sans leurs feuilles molles. Il en résulte un effet dynamique.
Cela pour dire l’éloignement de la denrée de son usage culinaire, si l’on veut y prêter quelque attention.
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Août 2012
Ciel bleu, soleil impitoyable. Les feuilles des choux bleus s’amollissent, la soif est au jardin. Enfin il fait beau. La chatte du marais est à nouveau dans les parages. Elle gîte dans le foin près de la clôture comme un lièvre. Sitôt qu’elle nous voie elle approche sans aucune crainte, mange dans la main. La mer se devine dans le bleu du ciel, par ce grand temps solaire l’idée d’eau domine les désirs.
Katia a posé dehors à l’abri du toit dans l’ombre au Nord. Le parasol a fait merveille, sur la toile son ombre terre verte. Une toile de plein été comme j’en ai peint il y a vingt ans sur la terrasse de notre atelier à Caen. Un retour inattendu, vertigineux aussi… le réel magique ne se perd pas en conjectures comme l’esprit humain. La vie ne se résout pas, ne se résume pas en un concept quoique la beauté conceptuelle soit l’apanage de la philosophie. La vie magique : Paul Valéry, Henri Bergson, Heidegger et bien sûr Héraclite (le soleil a la largeur d’un pied d’homme) en l’occurrence l’empreinte d’un visage de femme.
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Août 2012
Ce dimanche il faisait encore chaud. Ciel sans un nuage, brise de terre. J’ai sorti le matériel en pleine rue devant l’atelier. Des gens m’ont posé les questions habituelles auxquelles j’ai répondu les mêmes réponses.
Une toile donc de paysage rural, mais le propos est ailleurs bien que nommément d’ici : du silence, de l’hésitation peinte et qui se voit (se donne à voir, exactement comme si je n’y étais pas. Par-delà l’horizon un trait de ciel, un degré de l’existence où nous recommençons de vivre, ni heure ni lieu pour soutenir le temps en boucle.
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Août 2012
Dans le silence du matin le chant monotone des tourterelles, ciel couvert. Hésitations pluvieuses bien d’ici, puis le vent du sud a ouvert le ciel. Tantôt il faisait chaud un soleil quasi provençal s’est établi par-delà le mur du cimetière mais le village n’en était pas moins triste, tristesse solaire... des feuilles sèches que la brise faisait tourner, comme prises d’ébriété, bruissaient au caniveau. Tout dans le tout était vacant, j’ai pris pied dans cet abandon en établissant mon chevalet devant la maison des Legros (la maison aux volets verts). En sortant de chez lui il est venu jusqu’à moi Monsieur Legros, j’ai du le regarder d’un air navré tant qu’il est parti dans le vent qui soufflait de la plaine et dévalait la rue de l’Église : poussière et odeur de grain. Je n’ai d’ailleurs jamais vu de moisson aussi tardive, nous sommes ce jour le 27 août.
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Août 2012
Il vente par l’ouest. Un vent épais qui détourne les ramiers de leur vol au-dessus des peupliers qui mugissent. Le ciel comme une nappe grise qui dérive, sous ce ciel gris le coutil parsemé des taches orange et lourdes des citrouilles. Je me suis décidé pour une toile de betterave, une toile de petit format : 60 au carré. Elles sont de cette variété qui ressemble à des toupies d’un bon kilo chacune. Il faut dire que je n’ai pas lésiné sur l’amendement, les trois journées de brouettage de fumier font bonne mesure.
J’ai posé la betterave sur la serpillière usée qui a deux belles lignes traversières bleues entre lesquelles passe un trait grenat (qui n’est pas sans rappeler la couleur des betteraves justement).
Couchée sur son flanc une betterave comme un navire à l’échouage. Du fait j’ai ajouté à la pose une coquille Saint-Jacques retournée. Je veux dire que je l’ai fait sans y penser, que c’est après coup que l’idée d’une betterave à l’échouage m’est venue, parce que j’ai toujours un peu l’esprit à la mer.
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Septembre 2012
Vent fort du Sud-Ouest. Nuages voguant sur les toits de tuiles et d’ardoises. La pierre des ruelles fait un soubassement monotone où les dynamiques s’estompent : faîtages du mur du cimetière, rigoles des caniveaux. La pierre est terrestre, les toitures appartiennent déjà au ciel. J’ai profité de ce temps lourd de fin de saison où les corbeaux tournent dans l’air chaud pour installer, je devrais dire gréer, le chevalet face à l’église Saint-Vigor de Colombiers sur Seulles.
Un bel après-midi où les heures sonnaient clair au clocher. Katia est venue pour prendre des photographies.
Je crois qu’un moment du monde se voit à fleur de toile tant le geste fut léger : je me suis trouvé dans une situation inhabituelle, j’avais oublié pinceaux et brosses, de sorte que j’ai dû peindre uniquement aux chiffons et aux doigts. Les rémiges d’un pigeon, trouvées sur les marches de l’église, pour tout pinceau.
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Septembre 2012
Vent frais du nord-ouest. Les touristes ont quitté la côte : j’ai pu mettre à exécution mon projet de peindre sur la plage d’Arromanches. Le soleil du matin dans le dos j’ai dressé le chevalet face aux belles villas de la corniche, le paysage fuyant vers les falaises. Une séance mouvementée, pour le moins… il ventait tant que j’ai dû lester le chevalet d’une grosse pierre suspendue à un bout.
Tout de même de rares promeneurs marchaient le dos rond sous les rafales, certains se sont hasardés à prendre des photos de loin. Alors que j’achevais l’ouvrage une saute de vent a emporté la toile ficelée à la diable brisant la croisée. Une vraie séance marine qui m’a fait songer à Soutine : on rapporte que celui-ci patientait dans la nature auprès de son matériel durant des heures avant que le vent ne se lève, il eût été heureux d’une pareille aubaine. Je vais détendre la toile pour rafistoler le bâti. « Le vent se lève il faut tenter de vivre ».
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Septembre 2012
Les vents de sud-ouest ont cédé à la brise de nord-ouest, c’est un vent de mer qui mugit dans les peupliers. Le ciel bleu cristallin d’automne parsemé de petits cumulus de rêve, comme si la vie…
Une petite toile carrée convoitée depuis le début de la semaine pour un paysage dans la fenêtre. Pas sûr qu’elle soit l’œuvre attendue. Une séance pénible, fatigante pas à la hauteur de mes attentes - un désir physique de vivre, d’aller en mer, demain j’irai dans la belle houle et les mugissements du vent.
Hier un visiteur s’est hasardé à passer le seuil de l’atelier du village. La trentaine, l’esprit en demande de secours spirituel. J’étais occupé dans la cour, les mains dans le cambouis, quand il a demandé à m’entendre sur mes peintures. Il était heureux là devant les toiles d’extérieur. Je n’aurais pas dû céder à plus de conversation, très vite je l’ai embarrassé. Quel embêtement quand la foi (l’homme sortait de l’église avant que d’entrer chez nous) se mêle d’équité démocratique. Avant que d’être sauvé il faut savoir se perdre sinon de quoi serions-nous sauvés ? Mais se perdre dans la foule… Je me suis aperçu, au fil de la conversation, que j’avais à présent une réelle pudeur d’argumentation : je suis fatigué de l’irréparable singularité autant que des espérances collectives. On ne réalise pas sa solitude en l’autre, ce serait la dernière abdication.
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Octobre 2012
Le ciel s’est immobilisé. Les feuilles tombées collent à l’asphalte des trottoirs : jaune de chrome sur anthracite. Un vol de choucas autour du clocher de Ver sur mer rappelle Millet et conséquemment Van Gogh mais c’est Kokoschka qu’on aperçoit ici en premier tant le paysage est fou de mélancolie.
Je me suis posté devant une villa au portail fermé pour apercevoir la fuite de la place, le cimetière devant l’église et un pan de mur lépreux, deux mitres de terre cuite orangée.
Une femme dans l’âge est venue me trouver pour rompre un peu sa solitude. Je venais d’arriver, aucun sentiment stable ne m’était venu… j’ai rétorqué, à mon grand regret, que je devais me concentrer. J’en conçois de l’amertume mais la toile valait cette peine.
Cela ressemblait à un poème de Reverdy, une litanie morose en l’inavouable nominatif. Beau à pleurer.
Quand tous les murs décrépis auront été ravalés par faute de goût, quand les maisons des bourgs des villages auront chacune leurs volets roulants en pvc et que les toitures de terre cuite auront été remplacées par des panneaux solaires et qu’au sommet des côtes sur des routes départementales la campagne hérissée de ventilateurs s’étendra à perte de vue l’humanité aura rejoint sa fange et l’amour du monde n’aura plus sa raison d’être. « Croissez et multipliez-vous et soumettez la terre ». Hélas.
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Octobre 2012
Vent de Sud avec des grains orageux. Le même octobre au lendemain la situation variant à l’inverse.
Il faisait trop chaud, le soleil entre les nuages noirs portés par la brise de terre éclaboussait les toits mouillés devant la place de l’église de Bernières sur mer. Au moins vingt-cinq degrés sous les rayons. La pluie est venue intermittente, fine tout d’abord. J’ai eu le temps d’œuvrer dans la hâte sur la toile mouillée. Pas de recul, j’ai peint à la brosse coudée de peintre en bâtiment. Depuis le temps que je passe devant la merveille je me disais qu’un jour… c’est fait et bellement, dix ans pour me décider et c’est par un jour de pluie…
La toile est équilibrée, les masses habitent le format presque carré. La pluie a fait son œuvre grise en brouillant les contours, le gris du ciel est celui des colombes qui écoutent sonner les quarts, les demies et les heures au clocher.
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Octobre 2012
Vent de sud sud-ouest, rafales. Pluie battante suivie de magistrales embellies. J’ai remis ça pour la place de l’Eglise à Ver sur mer. Les nuages poussés par les rafales sont revenus en cours de séance mais sans averse. Le dos au mur pour éviter que la bourrasque n’emporte le chevalet je me suis installé sur l’asphalte mouillé et noir de la rue. Mal à la tête, à la gorge c’est la saison des incubations virales… et justement j’ai remarqué que je faisais bonne œuvre dans la condition dolente. Ni pensées excessives ni recherches esthétiques, juste le désastre de la rue quotidienne car il y avait un enterrement. L’église de Ver possède elle aussi son cimetière autour. C’est une église remarquable et même incroyable, une sorte de rappel à l’Italie architecturale. J’ai pensé à Vincent quand j’ai vu le cortège se former et les gens qui traversaient la place, l’asphalte noir, avec des fleurs. Tout ça sous les rayons qui surgissaient, il les aurait peints, ces bonnes gens, raides à coup de brosse comme des pantins, tous broyés par la lumière et les variations chromatiques du désastre.
Je n’ai fait que déposer l’heure qui passe à fleur de toile un après-midi d’octobre.
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Octobre 2012
Vent faible de nord-ouest. Gris brumeux jusqu’à deux heures puis lumière brumeuse avec soleil dans son halo sur les toits de tuiles de l’hôtel America et la Venelle au lièvre à Ver sur mer.
J’ai dressé le chevalet devant la coulée de lumière poudreuse en contre-jour de la venelle dont j’ignorais jusque là le nom : « Venelle au lièvre » comme dans un roman de Simenon. Le côté faubourien en rappelle le Montmartre d’Utrillo, Elisée Maclet ou mieux Arcueil quand Erik Satie y promenait sa solitude insolente. C’est beau à pleurer. L’hôtel America est à vendre, j’enrage qu’un promoteur quelconque mette la main sur tant de poésie. Un bâtiment aux soubassements et embrasements de fenêtres en brique du pays, le pignon est jaune, la façade blanche. La venelle est faite pour les chats errants, des panaches de fumée jaunâtre y exhalent l’âcre odeur d’octobre. Des ombres de bonnes gens s’étirent au-devant d’eux j’ai peint cela… moins les bonnes gens aux ombres menaçantes. Une toile qui ce soir me comble, une toile faite de riens dans un monde en liquidation.
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Novembre 2012
Vent de sud-ouest, bourrasques. Pluie battante avec roulements de tonnerre lointain. Il a fait si beau hier pourtant. Nous nous sommes enfermés dans l’atelier du marais l’après-midi durant. Le poêle ronflait dispensant sa bonne chaleur domestique, au loin vers Reviers la petite troupe de chèvres et le grand bouc baguenaudaient sur l’herbage vert cru. Beau et aussi triste qu’un phrasé de Casals dans le Largo de Vivaldi. Et les corneilles qui ramaient dans la tourmente pour aller nulle part.
Un portrait de Katia dans son vêtement à col russe.
Avons récolté les dernières framboises, les pommes Belchard et pris le thé. Le gâteau de saison aux pommes flambées au Calvados était bon.
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Novembre 2012
Vent de sud-ouest. Tout est fangeux des pluies récentes, le ciel dans les ornières du chemin… grand tumulte de nuages, j’ai vu passer les premiers vanneaux. Quand bien même je n’ai pas allumé le poêle pour poursuivre le portrait de Katia commencé il y a deux jours. C’est une belle toile : Katia dolente, très pâle assise sur une chaise paillée. La toile ne manque cependant pas de dynamisme.
À mon arrivée la chatte était là à m’attendre, elle dort dans la serre où je lui ai installé un coin douillet avec des lainages, je crois notre amitié scellée. L’après-midi elle se déroule aux pieds des choux de Bruxelles là où la terre reste sèche.
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Novembre 2012
Vent de Sud-Ouest. Soleil bas de Novembre, ombres rasantes.
Me suis installé à l’heure de midi sur la jetée d’Arromanches pour y peindre les lointains vers Asnelles.
De retour de Paris hier où nous avons visité les expositions d’automne. Soutine à l’Orangerie, Soutine qui s’anoblit dans la mesure où l’humanité récente s’encanaille à rejoindre sa fange. Et Hopper au Grand Palais : un millier de visiteurs attendus pour les nanars de Hopper. A voir de très loin et sans lunettes, de près c’est immonde.
Mieux vaut vivre pauvrement au bord de la mer l’œil rivé sur l’horizon que de faire carrière auprès de la multitude accablante des grandes villes.
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Novembre 2012
Ciel bas, temps arrêté. Nuances de gris que les corbeaux tachent de noir par-delà les toitures orangées. Tout dégoûte, les feuilles humides collent où elles tombent, l’odeur de moisissure domine. Seuls les corbeaux profitent majestueusement du désordre saisonnier. L’idée d’un paysage serpillière dans son seau d’eau grasse s’impose.
Je me suis installé devant le mur du cimetière de Colombiers sur Seulles dans la rue qui monte vers les toits du village. Une toile peinte entre deux averses, j’ignore ce qu’elle porte d’altérité ? J’ai peint cela comme un insecte secrète ses sucs, comme un gastropode laisse sa trace vernissée sur les feuilles du lierre.
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Novembre 2012
Vent de nord nord-est. Petite brise marine. Le ciel s’est ouvert laissant apparaître son bleu cristallin de novembre en une grande arche sur la mer par-delà les labours gras et luisants : la ligne d’horizon, les cargos en rade de Ouistreham.
Ce tantôt l’air était piqueté de moucherons formant des petites spirales. « Le ciel est pensif » Léon-Paul Fargue.
Katia est venue poser dans son manteau d’hiver de laine anthracite bordé de fourrure, dont aucune bête sauvage ne fut dépouillée pourtant. Point de zibeline pour l’élégante et l’ouvrage n’en souffre pas. La chatte du marais s’est installée sur les genoux de Katia durant toute la pose de sorte que c’est un portrait au chat. Il y eut bien La vierge au lapin. Une belle séance, il faisait bon dans la cabane, un panache de fumée s’échappait du toit, la petite troupe des caprins musardait sur l’herbage, nous étions dimanche. Et tous les bruits du monde apparent étaient d’un dimanche après-midi.
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Décembre 2012
Vent fort d’ouest ce matin, aucune brise ce tantôt.
Le cri des corneilles sur toute chose du monde. Les touffes de gui dans les cimes des peupliers en contre-jour comme de froids soleils de décembre. Et le vrai soleil derrière les ramures noires dans son halo lunaire. Les betteraves sont énormes au potager, une aubaine pour les lapins, cela fera de la denrée fourragère au clapier voisin. Ai ramassé les derniers choux-fleurs…
Par la fenêtre nord, car les ouvertures ont l’exacte orientation des points cardinaux : les moutons dans leur belle laine repoussant après la tonte automnale. Le ciel gris sans reflets touche la terre et les moutons font de petits nuages laineux en suspens dans l’herbage.
Katia a posé devant ce nord accompli alors que le poêle ronflait dispensant sa bonne chaleur. Elle a posé cheveux défaits. Une toile de belle maîtrise (pour ceux qui savent lire la peinture) pour les autres une toile ficelée à la diable. Une voisine m’a dit « J’ai lu un reportage sur le peintre Soutine on m’a dit que vous aimiez ça, ça ne m’étonne pas, elles sont maigreuses comme les vôtres ses bêtes mortes. » Elle a raison je vois le monde « maigreux ».
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Décembre 2012
Vent d’altitude, sud. Nulle brise à terre.
Le ciel est de nacre, le tuyau du poêle répand une épaisse fumée comme une locomotive d’autrefois. Le bouc s’est encore échappé, il rôde au long de la clôture à la recherche d’une brèche qui le ferait accéder à nos choux. Quelques feuilles à l’orée du bois tiennent toujours malgré les intempéries récentes c’est jaune de chrome sur fond lie de vin.
C’est l’époque de la mise en bouteille, tout ce qui traîne de bouteilles champenoises est mis à égoutter après lavage au goupillon. Notre voisin féru de cidre bouché et de calvados (entre autres) avait un bel égouttoir dans sa cour. Ce tantôt il est là dans l’atelier à ma disposition. Je l’ai peint au premier regard ce matin, le reste, de la gestuelle au chromatisme : du bonheur en acte.
J’y songe, Duchamp ne devait pas aimer le cidre bouché plus que la peinture. Ou bien d’autres, incontinents verbeux, auront pris des vessies pour… c’est freudien, un égouttoir ou un autre ? S’expliquent l’urinoir et l’égouttoir.
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Décembre 2012
Vent mugissant du nord-ouest. De grands nuages blancs cavalent vers les terres en passant par-dessus le vallon. Le grand vent emporte le tintement grêle des onze heures au clocher de Reviers dans la tourmente. Ce vent-là rit et pleure mais au vrai ce sont les cris des jars contre la bourrasque qui s’en viennent avec. Dans la haie le troglodyte fait son petit cri de souris.
Le poêle ronfle : une autre toile de champenoises à l’égouttoir. C’est gai comme le chamboule-tout d’une fête de village. Une sensation qui se reconduit de la sorte : au chamboule-tout on gagnait une bouteille de mousseux. Bouteille magique dans la clameur d’un dimanche d’ivresse. Il fallait si peu de ce temps pour être soûl, les jupes des filles qui allaient au vent des balançoires sous l’œil goguenard des forains, la chenille et le dragon qu’on chevauchait à califourchon dans les déplacements d’air et les cris profus.
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Décembre 2012
Vent de nord. De grands pans de bleu d’hiver tendus entre les cumulus qui voguent. Sous le ciel de décembre les moutons identiques à eux-mêmes sont de pierre. Un cormoran, le même qu’hier, traverse le marais. Il remue gauchement ses ailes inefficaces d’oiseau subaquatique.
Tout à l’heure j’irai cueillir du gui au fond du bois, cette gale cosmique profuse qui attend, balancée à tous les vents, d’être à l’honneur pour le solstice d’hiver.
Jean-Marie est mort. Je l’ai appris hier d’un ami commun. Il me reste les portraits nombreux de lui, et puis « La Cène » pour laquelle il a posé en apôtre et en Christ. Déclinaison affectueuse qui cesse d’être heureuse pour devenir tragique. Il est vrai que l’Art fait sens en l’occurrence.
Une toile de champenoises, la troisième, que je voulais différente. On pourrait croire à de la peinture « expressionniste » mais ce serait faux. J’aimerais bien, et bien mieux qu’on y sente la peinture en soi… ce qu’un égouttoir, cet arbre à bouteilles, recèle de peinture latente. L’expressionnisme tendrait vers : la représentation d’un sujet dont on fait lecture réciproque avec son réel en vue d’établir un lien psychologique avec l’auteur. Je préfèrerais que ma peinture se lise comme un principe de réalité toute causalité laissée à sa nécessité visible.
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Décembre 2012
Vent d’est ce matin, quasi nul ce tantôt. Une immobilité régnante. Et toute chose au monde prend sa place première dans le silence régnant. L’immuable et le sonore font une réponse au temporel.
Vivre cette instance comme la totalité de la vie.
Une toile de champenoises, peut-être la meilleure ? Ou bien faut-il faire lecture de l’ensemble ? Suspendre la série pour ne pas aller plus avant dans une facilité, la certitude du sujet acquis.
Un geai crie dans le bois, son cri caractérisé s’accorde avec le soir qui tombe. Le jappement obsessionnel d’un chien tirant sa chaîne creuse l’hiver.
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Décembre 2012
Vent d’ouest. Le gui sous les embellies brille comme du vieil or. Très haut les avions font entendre leur ronron traversier.
Hier c’était dimanche, jour de chasse. Une femelle chevreuil affolée s’était réfugiée dans le potager clos à Cambouis. J’ai ouvert le grillage sur deux mètres et l’ai évacuée vers le bois. Trois minutes plus tard elle était perdue : un chasseur qui l’avait repérée était allé au renfort. Comment ose-t-on ? Cela rappelle davantage un viol collectif qu’une battue.
Il pleut à grand bruit, soudain le ciel est de décembre. Une toile de bouteilles le thème me harcèle. Il faudra dire une fois pour toute la merveille du verre épais laissant filtrer la lumière, la forme oblongue des champenoises en raccourci, le rythme et l’étagement des couleurs. Et dire le lieu du monde ou cela prend date. J’en ai donc pas fini.
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Décembre 2012
Aucune brise, rien ne bouge. C’est gris sur gris. L’eau monte sur le marais. Les saules sont de suie. C’est à nouveau dimanche, dimanche de l’avent. Par la fenêtre, à quelques pas du bois, les bâches noires de propylène font un chemin luisant parsemé de briques rouges. J’entends les trois heures au clocher par deux fois. Celui de Reviers sonne juste après celui d’Amblie, par temps calme les deux se font entendre.
Une toile de champenoises. Cela devient viscéral. Et c’est assez bien, le viscéral oeuvrant dans l’intrinsèque. Un luxe !
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Décembre 2012
Grand vent d’ouest. Pluies et embellies se succèdent, le soleil allume des feux froids dans le bois mort de décembre. Au marais spongieux nos pas font des bruits de succions. Tout cela est trop désolé et l’idée me vient que nous vivons à l’évidence dans un monde où les bêtes avaient seules raison d’être. Rien d’étonnant alors que nous soyons là à peindre et à photographier en regard du chaos hivernal. Katia, qui n’apparaît pas souvent l’hiver au marais, m’a fait le plaisir contraint de poser ce tantôt. Endormie à table, une sorte de conte enfantin.
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Décembre 2012
Sud-ouest mugissant dans les hautes branches - célérité du ciel vidé d’oiseaux ou bien c’est un vol de ramiers poursuivi par les souffles rabattu vers les bois. Tandis que les moutons bornés à leur herbage paissent dans le contrevent des haies vives.
J’ai terminé la toile d’hier, c’est jeté là comme par inadvertance, dehors le vent se prête à bien des plasticités aussi. La viduité s’est faite efficacement d’instinct. Il s’agissait d’augmenter un espace mental. L’irréel se déréalise aussi, convenir d’espaces n’est pas vider les lieux. Cette douce incursion dans le réel sans bord, mon bien.
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Janvier 2013
La neige tient au creux des fossés, la brise de sud-ouest dégèle la terre c’est humide et glacial. Ai tenté le coup pour une toile horizontale de beau format de faire poser une hampe de choux de Bruxelles. C’était beau sur la terre noire et bien fumée d’apercevoir les traces vert clair tout au long de la tige où la cueillette s’est faite. Très beau rythme que j’ai soutenu en y appuyant (à contretemps) des carreaux de grès rouge que je gardais pour cela ou pour autre chose.
Le poêle ronfle, les vitres de la cabane embuée dispensent une lumière crue.
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Janvier 2013
Brise de sud-est, ciel uniformément gris. De ce gris vidé de toute antériorité céleste. Des oiseaux différents habitent ce ciel. Aucun augure rien, rien que le vide appelant la noirceur des branches.
Ai terminé la toile d’hier.
De temps en temps un passereau tombe d’une branche comme pris d’étourdissement Puis il prend vol en touchant l’herbe sous les pommiers. Les oiseaux s’amusent aussi, nous ne sommes pas seuls sur la terre à claquer du bec pour rire : « Sur la maison du rire. Un oiseau rit dans ses ailes. »
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Février 2013
Nord-nordé, le plus beau des vents normands – envie de voyager à dos de nuage. Chaque cumulus brille de la lumière froide de février. A profiter de la clémence hivernale l’herbe repousse tôt, ce vert-là est incomparable lorsque le vent le prend à revers. Une toile de beau format pour une improvisation : un arrosoir en zinc, un broc en tôle et la chaise paillée endossée de ma veste de bleu délavée.
Je suis heureux à n’y plus tenir, c’est une belle toile. Ai réussi à garder les fonds intacts pour en faire le premier attrait de l’œuvre. Ce n’est pas nouveau chez moi, c’est même mon affaire mais là c’est particulièrement réussi. Ne laissons rien refroidir puisque je suis en veine, je vais aller glaner des chicons d’endives. Il y avait des hordes de glaneurs ce samedi matin dans la plaine.
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Février 2013
Brise d’est. Un vent sec translucide et sonore comme le cristal. C’est l’avant-printemps mais les vanneaux sont revenus dans la plaine… la nuit est étoilée autour de la demi-lune, petit gel au lever du jour. Cet après-midi le soleil suffisait à chauffer l’atelier.
Un portrait de Katia qui m’a demandé sa toile de l’Épiphanie. Elle a posé en reine avec un peu de retard sur l’événement mais nous n’avons rien perdu d’attendre… Katia s’est confectionnée une robe avec un col et des manchons en imitation d’ocelot - ne m’avait rien dit et l’a passée ce tantôt pour la première fois. Le tissu est une sorte de pied-de-poule. Elle lui va à merveille et la surprise me touche d’autant. Pour la toile il faut attendre demain, mais ce qui est jeté est beau déjà (et justement le plus difficile sera de ne rien finir).
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Février 2013
Faible brise d’est. Tout est sonore et rutilant cela brille. Dans le gel du matin, sur les cimes gelées, deux corneilles se défendaient contre un rapace, deux corneilles de routine contre un oiseau guerrier, ce sont les corneilles qui ont gagné.
Ai terminé le portrait de Katia. C’est bien elle. C’est elle en peinture. Seule la peinture peut rendre compte directement, sans symbole, de cette émotion émerveillante : c’est elle et son absence - un dasein en plus pas un double. L’épiphanie à son comble.
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Mars 2013
Ciel bas, vent de sud-ouest il pleut. Arrivé à quatorze heures pour le rendez-vous. Langrune sur mer, une maison de plain pied années trente. La rue est livide pas un oiseau rien que les fils électriques qui pendent lamentablement sur le gris du ciel.
Un portrait de commande. Le modèle est typé arméno-italien, un prétexte : le chat sur les genoux un bon gros chat, tout gris les yeux vert olive, d’âge respectable pour l’immortalité. Des jolis genoux le regard noir… une belle séance. Elle, dans le fauteuil et Chopin sur la platine pour un concerto.
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Avril 2013
Vent d’ouest, ciel changeant. J’ai traversé la rue pour installer mon chevalet dans le cimetière pour avoir en perspective le drapeau tricolore du monument aux morts, le grand if et les toits rouges des maisons derrière le mur. Ai peint sous les averses une toile carrée d’un mètre sur un mètre. Nous vivons dans la contemplation du grand if que nous apercevons depuis nos fenêtres. Le coq du clocher s’oriente selon les vents, chaque matin mon premier regard va à cette volaille d’airain. Les volées de cloche aux angélus des matins et des soirs nous viennent puissamment si le vent est au sud, moins s’il est de la mer… de très vieux tombeaux prennent le soleil du soir comme une prière muette, si l’on veut bien prendre garde à la beauté du monde.
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Avril 2013
Vent de nord. Cela donne en la saison un ciel d’une pureté cristalline. Le grand if laisse percevoir au travers les trouées de sa feuillaison âpre de résineux des taches de bleu que l’on n’oublie pas de la journée.
Le marais est inondé depuis les neiges de mars aussi ai-je repris mes habitudes à l’atelier du bourg.
Dans la pièce à vivre Katia a posé dans une nouvelle robe qu’elle s’est confectionnée à partir d’un coupon de tissu d’ameublement. C’est une robe un peu comme une tunique de page, jaune de grain, pourpre et noire avec de beaux motifs abstraits. C’est un portrait clair. Clarté c’est ce qui vient à l’esprit à première vue avant même que de prononcer le mot évidence. J’ai renoué là avec une manière que j’aime. J’étais pourtant si fatigué, j’ai peint cela sur deux après-midi - rien ne le laisse supposer cependant.
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Mai 2013
Grand beau temps, petite brise d’est. Suis allé sur le port pour voir la haute mer, devant les étals des pêcheurs les rougets étaient frais et pas chers : quatre pour trois euros. Je ne pensais rien plus avant… une fois rentré je n’ai pas résisté (une énième fois) de les faire poser leur ventre blanc bordé de rouge sur un plat de faïence blanche. La boucle est bouclée quand la poissonnerie débarque dans l’atelier. Deux toiles silencieuses où pose l’inerte dans l’instant.
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Mai 2013
Il a plu cette nuit, le vent d’ouest s’est levé. Ce matin brocante et déballage sur le trottoir à Bernières : ai acheté une casserole émaillée rouge brun au dehors, gris bleu moucheté clair à l’intérieur. Elle compose avec deux pots, un de même émail l’autre en aluminium avec une poignée en bois. Une casserole comme j’ai vu en utiliser ma grand-mère, qui elle-même avait reçu sa batterie de cuisine d’une génération antérieure. Des affects ? Oui. Et trois œufs au premier plan pour dire l’intériorité de la scène… Cela compose pour être peint la peinture ne s’organise jamais en regret, c’est un hors le monde. « Cause mentale » disait-il, l’acte et son double nous le dirions mieux aujourd’hui…
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Juillet 2013
Grand vent d’est nord-est. La terre est enfin sèche. Ai travaillé plusieurs mois à l’atelier du bourg suite aux inondations. Une cane colvert a même fait son nid dans le jardin, détrompée par les crues successives qui ont délité le Douet.
L’été est arrivé cette semaine ! Ai peint des lieus que nous avons pêchés hier à la marée du matin. Chromatismes suaves, tons fragiles qui déjà se perdent, se corrompent à la lumière où tout se meurt en permanence. Et c’est cela qu’il fallait peindre… Il n’y eut jamais de premier matin du monde mais nous naissons avec cette nostalgie qu’il y eût un matin pour que nous puissions mourir dans son reflet tangible où le corps s’éprouve à soi seul.
L’angle mort où l’esprit conçoit l’abîme ne serait-il qu’un manque de vue, un abus de soi ? Un réel informulé ne devrait pas en imposer davantage.
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Août 2013
Depuis que les idées ont envahi leur cerveau les humains ressassent un sentiment de nature perdue d’avant les datations calendaires du monde.
Beau temps. Brise nord-est. De retour de mer me suis mis à l’ouvrage : deux bars considérables dont un m’a servi pour la pose. Je me suis souvenu, tout en peignant, du propos de Jean Paulhan au sujet du lieu commun auquel on n’échappe pas en écrivant. Je l’appellerais nécessité en peinture. Emil Nolde entre autres nous dit qu’une œuvre faite (réussie) semble s’autoproduire : summum de la nécessité et du lieu commun. Mais je n’ai pas de preuves à fournir non plus pour cette toile de poisson ithyphallique.
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Septembre 2013
Vent de mer. Ciel gris.
Les hirondelles demeurent, l’été perdure.
La chatte est revenue après une longue absence… Elle est familière de nouveau, au point que j’ai pu la peindre. Elle est au repos sur ma veste de bleu pour une toile qui devrait signifier l’entour émotionnel : l’inachèvement du temps sous un ciel en stand-by d’un après-midi improbable. Peut-être la peinture me guérira-t-elle de toutes conclusions ?
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Septembre 2013
Vent de nord. Froid.
Ai déterré une betterave pour la peindre, à l’atelier passant devant la glace j’ai vu ma tête. J’ai peint ma tête des cheveux en place des feuilles… Il s’agit seulement que cela ait lieu. Avoir lieu, expression magnifique ce serait un peu pour le peintre comme prendre langue avec l’entour pour l’écrivain.
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Septembre 2013
Nord nord-est ce matin, passé Ouest ce tantôt. Nuées compactes.
Ai repris l’autoportrait d’hier, trop expressionniste quoiqu’authentique. J’y ai maintenant l’air que j’ai dans ma vie : navré et résolu. Navré comme celui qui traverse un « désert d’hommes » résolu comme celui qui ne compte que sur ses initiales. Ai-je encore le suffrage à vue, mais l’avoir toujours en peinture voilà la question importante.
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Septembre 2013
Vent fort d’ouest. Averses ce matin, soleil sur le bocage à présent.
Au jardin la citrouille en bordure de la haie grossit sur une tuile, c’est orange clair sur rouge foncé. Près de ces chromatismes une caisse qui est restée là depuis le semis. Sur son côté en lettres bleues d’outremer : Péras Argentinas entouré d’un liseré de même couleur. Sous l’harmonie du réel le songe argentin me gagne. Ceux qui ont manipulé le contenant de leurs mains terreuses, leurs ombres, je les entends comme autrefois Miguel et Pietà, Nùnez qui chantaient le flamenco dans les vignes. Tout est remonté comme un reflux acide. J’étreins le vide quand encore le chant s’entend les yeux fermés. Le réel est un fer au feu j’entends le martèlement du temps autour de son axe. Une toile de cet été que je reprends. La chatte du marais s’ensommeille sous la hampe feuillue d’un chou de Bruxelles.
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Septembre 2013
Vent faible de mer. Papillons blancs sur les choux, matin rutilant. La chatte sur le seuil plisse les yeux dans le soleil premier. Bêlement des brebis sur l’herbe fine de rosée. Les guêpes entrent par les trous des fruits tombés, leur bourdonnement participe au silence comme le frissonnement des saules.
Ai trouvé hier une corneille morte qui flottait sur le Douet, une corneille de ce printemps. Ce matin une tache noire sur une toile de petit format.
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Septembre 2013
Nulle brise, temps suspendu. Soleil désoeuvré derrière son rideau sale et gris. Le troglodyte domine les autres passereaux : son cri aigu de sifflet à roulette.
Ai manqué deux toiles cette semaine… l’esprit ailleurs.
Aujourd’hui, j’ai fait poser le violon rouge sur la chaise paillée plus le broc de tôle galvanisée. Tout ceci fait bon effet, on dirait la chaise de Vincent peinte par Matisse mais la trouée poétique m’appartient en propre.
Au jardin les choux frisés de Milan rivalisent en splendeur avec les poireaux monstrueux de Carentan. Les tomates font les taches de minium de plomb sur le gras de la terre noire. Les fleurs de courgettes surmontent les arabesques vigoureuses des feuilles.
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Octobre 2013
Vent nul. Premières fraîcheurs d’octobre.
Rien en vue, un autoportrait donc. J’y suis sans inquiétude, au final. L’anxiété s’est épuisée à l’ouvrage.
À présent j’écris que je me suis peint ! C’est trop bête… qu’y faire ?
« Que parlais-je de main amie » disait l’Arthur, mais je me fatigue en pessimisme.
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Octobre 2013
Coup de vent d’ouest.
La chatte du marais m’a visité ce tantôt. Elle est venue s’installer d’elle-même sur la chaise paillée. J’ai peint cela : une toile d’ici, un chat qui n’est à personne et le vent furibond au dehors.
Les chasseurs rôdent, un pigeon qui a été tiré trop haut vient de tomber dans le potager. Ils devraient apprendre à chasser… Il est blessé à l’aile droite, je le tiens en sûreté au chaud, à l’abri du renard dans la cabane à outils, vivra-t-il ?
Un beau pigeon à gorge rouge qui vivait de vent. Le don de vivre est autrement inscrit chez les bêtes, nous disons « à tire-d’aile » pour dire qu’en haut, tout là-haut, il n’y a que le vent qui glisse sur le monde silencieux.
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Octobre 2013
Vent d’ouest, pluie battante. Embellie ce tantôt quinze heures.
Le ramier vit, il traîne son aile mutilée. Son œil rond me regarde, plein d’effroi. La chatte sur les genoux, indocile, pendant que je peins des coquilles d’huîtres. La nacre vidée me va bien, sied à ma conception du monde. L’éternité ne se comprendra pas mieux.
Je porte en moi cette coquille vide cependant que l’abondance au potager me parle viscéralement le langage de la terre.
Est-ce à dire « L’esprit vide et le ventre plein » mais il y a vide et vide, plein et plein « Plein du seul vide ».
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Octobre 2013
Vent nul. Il pleut depuis cette nuit.
Ai défait une toile d’avant-hier trop « faite » tout y était sauf la peinture. Aujourd’hui que les fonds ont séché un peu j’y ai peint un chou posé sur la chaise paillée. Je crois que c’est peint !
J’ai le chat sur les genoux, la pluie tambourine sur le toit, saute comme mille grenouilles. Katia ne viendra pas nous porter le thé, le temps est très mauvais. Elle vient d’ordinaire à vélo en musardant. D’abord elle inspecte les framboisiers, puis les fruitiers en leur saison, ramasse les fruits tombés. Fait des remarques sur le jardin qu’elle a mission de désherber.
Les poireaux embaument sous la pluie et le chat tigré a rentré ses griffes.
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Octobre 2013
Vent de sud-ouest tempétueux. La chatte est venue se blottir dans l’atelier. Le grand vent mugit, elle ronronne sur la chaise paillée. Une toile universelle de chat sur une chaise mais c’est la chatte du marais, l’unique celle qui va de cabane en cabane où chacun a laissé une poignée de croquettes au petit bonheur… La toile est belle on y sent la tempête au-dehors, je crois.
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Octobre 2013
Vent persistant en ouest, ciel pur d’après la tempête nocturne. Beaucoup de bois tombé.
Ai fauché un grand carré de roseaux, puis je me suis mis à la torture d’une petite toile qui finalement fonctionne bien. C’est l’apparition d’une demi-bouteille à cidre auprès de la boîte à thé bleue – bleu et vert voisinant – et une tomate. Une des dernières grosses tomates Marmande qui peine à mûrir, de celles d’octobre au rouge clairet.
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Octobre 2013
Vent ouest nord-ouest, grains et embellies.
La brise ronfle dans les peupliers, une corneille crie sur le ciel. Une autre petite toile de tomate, celle-ci avec le broc d’émail blanc. Les objets, si nous ne prenions garde, pourraient bien résumer nos vies. « Objets inanimés… » N’est-ce pas ?
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Novembre 2013
Vent de sud-ouest, ciel d’encre, la pluie bat aux carreaux. Le bois ronfle sous la rafale. Grains tempétueux.
Deux petites toiles d’huîtres, auxquelles j’ai pris un plaisir apaisé. Est-il besoin de comprendre, encore une fois non. Comprendre pourquoi ces coquilles vides m’émeuvent sans qu’aucun trouble vienne assombrir mon bonheur de peindre - et d’en recevoir le mystère d’exister. Si quelqu’un se trouvait dans l’impasse spirituelle (cela existe) ce serait exact qu’à la vue de cela il reprenne position temporelle et atemporelle. Si nous ne sommes pas que du verbe tout n’est peut-être pas perdu : « De même que la Divinité est anonyme, et que toute attribution Lui est étrangère, de même aussi l’âme est anonyme ; car elle est ici la même que Dieu. » (Eckhart) Ou bien encore « Dieu étant, comme Il l’est, inaccessible, ne vous en tenez pas à la considération des objets perceptibles aux sens et compris par l’entendement. C’est là se satisfaire de ce qui est moins que Dieu ; se faisant, vous détruisez l’énergie de l’âme, qui est nécessaire pour marcher avec lui. » (Jean de la Croix)
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Novembre 2013
Temps calme. Nuages bas. Il fait froid.
Un portrait, j’ai fait asseoir mon modèle près du poêle que j’ai chargé de petites bûches bien sèches de saule, du bois d’eau qui chauffe immédiatement.
Comment un modèle comprend la peinture qui s’organise autour de son être ? Cela se passe dans l’atelier des champs, avec au loin un ciel qui va sur décembre.
Deux solitudes, le modèle aux yeux d’écureuil inquiet son peintre, pour une présence-absence. Il passe une infinie tendresse dans ce portrait si désiré, remis de longtemps au lendemain.
Je pense aux territoires d’Henri Bergson « Mais, en réalité, le corps change de forme à tout instant. Ou plutôt il n’y a pas de forme puisque la forme est de l’immobilité et que la réalité est mouvement. » je traduis, en l’occurrence : nous rions sur nos visages de morts comme on rit sur les rides d’une eau glacée. L’impersonnelle demeure en nous devenue légère, ainsi les lignes déplacées ont signes sans devenir.
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Décembre 2013
Ciel pur, molle brise de sud-ouest.
Par-dessus les peupliers effeuillés un avion laisse une trace légère, une buée. Il brille de toute sa carlingue. Je voudrais être là-haut, je verrais l’atelier en bas avec sa cheminée qui fume, les moutons et les chèvres sur le pré sans les distinguer, le vallon qui doit ressembler à une faille boisée entre les grands pans de plaine.
Un portrait de Katia ses jambes croisées laissent apercevoir ses bas. La dentelle ne se voit pas sur la toile, n’est visible que le soir… avons fait du bois de chauffage puis sommes allés voir la mer étale de décembre. Le temps était si clair qu’on apercevait les raffineries du Havre.
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Décembre 2013
Après la tourmente de cette nuit, petite brise en Ouest ce tantôt. Ciel clairet, soleil rasant derrière les saules nus et branchus. J’ai vu la grenouille qui agite l’eau du puits, qui est au ras bord, elle brasse pour disparaître vers le fond sa nage est enviable. Le cri des geais, des corneilles, des pies et les dernières feuilles jaunes du bois à l’unisson.
Deux petites toiles de coquilles d’huîtres, dolent, le mal de tête me tient depuis hier… Suis heureux, quand bien même, à l’idée d’une déclinaison prévue de petits formats.
Le rouge-gorge fait le drôle, l’œil rond, je l’aperçois sur le tas de bois qui aiguise son bec. Un jour nous parlerons le langage des animaux, en attendant les boucs en tête le troupeau de chèvres suivant j’ai trouvé la horde échappée dans le bois, qu’y faire ? Imaginer le met de choix en la saison ? Les sucs variés sous les écorces ? J’avais replanté de frênes… ils sont saignés à blanc.
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Janvier 2014
Aucune brise, le ciel se couvre par l’ouest. Mois de janvier mémorable. Ai travaillé sans feu, la porte grande ouverte sur le bleu du ciel. Les oiseaux donnent du bec, on entend les coups de serpe d’ébranchage au loin sur la route.
Ai peint un chou sur la chaise paillée : c’est ouvert, c’est bleu et vert, une ligne (un trait) de jaune intense donne toute la mesure du beau magique. Primo le chou est une denrée diététique, secundo il recèle un désir enfantin (naître dans un chou ou dans une rose pour les filles) mais surtout c’est un moment du monde quand il est choisi pour cible en peinture.
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Novembre 2014
Reprise du journal interrompu en janvier.
Brise du sud-est température de saison. Les arbres se dépouillent. On entend depuis quelques jours le cri d'un faisan. Sous le ciel bas son cri rauque comme un présage. Mais non rien que le cri utile à la bête et c'est le plus beau des présages.
Un portrait de Katia qui a posé près du poêle. Elle est accoudée au dossier d'une chaise paillée. La ressemblance est incroyable, c'est elle absolument. Un jour faste. Le marais s'embrume seuls les oiseaux animent encore les branches. La brise a cédé au calme, un vol d'aigrettes vers l'ouest où dormiront-elles ?
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Novembre 2014
Vent de nord. L'humidité de novembre gagne chaque parcelle de vie. Le ciel est absent mais les couleurs sont tranchantes : ces dernières fleurs au jardin comme une jonchée chromatique sur la terre.
Une toile faite des choses que j'ai sous la main (ou sous les yeux) trois coquilles d'huîtres vides, le pot en fer blanc et la casserole émaillée rouge qui à l'intérieur est gris bleu. C'est calme. Ne pas s'abuser les choses n'ont pas d'âme mais leur usualité les rend confuses à nos usages poétiques. Il faut toujours tout remettre en ordre, les idées davantage.
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Novembre 2014
Vent nul, ciel blanc comme un vitrage dépoli. Humidité triste, tout est défait. Les poireaux sont exceptionnellement beaux cette année des ensoleillements tardifs. Une toile de poireau. Un seul poireau : le dynamisme, l'élan végétal pour toute réalité. J'y ai pris du plaisir, un plaisir détaché hélas. Si la vraie vie est ailleurs qu'y puis-je ? La peinture c'est ici et là, et là encore... là-bas peut-être?
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Décembre 2014
Grand vent de nord, nuages bas. Trois heures sonnent que le vent emporte. Il fait déjà presque nuit sous le ciel épais. Le poêle ronfle, tous les bruits font une rumeur confuse. Les moutons sont rentrés, les chèvres aussi, les prés sont vides. Vivre séance tenante : peindre, écrire de la poésie, être sourd au monde des épiciers.
Ce rosier triste qui rouille à la clôture
qui sait maintenant quand je l'ai planté ?
Je devais être gai et les moutons
n'avoir pas leur laine grise
Autant de plaisirs éclos, ma peine
Si l'être n'est pas déductible du temporel
lors pourquoi les peupliers s'abreuvent-ils
au ciel quand ils vivent près des ruisseaux
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Décembre 2014
Vent nul, ciel blanc il fait froid. Une mouche aux ailes frangées zigzague aux carreaux. Le silence revient, l'odeur entêtante de peinture m'écœure après l'effort : l'étonnant c'est physiquement que se fait ressentir l'effort de concentration à l'œuvre. C'est dire faiblement que je ne sais plus que faire de mon corps dans l'espace et le temps revenus.
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Décembre 2014
Grand vent d'ouest. Deux faisans ont crié dans le bois. leurs cris de crécelle dans la tourmente sont les bienvenus.
Il n'a gelé qu'un seul matin de tout l'automne. Une toile d'huîtres sur fond rentoilé. La matière du fond en attente des quelques coups de brosses qui réaliseront les huîtres est en harmonie avec les cris des faisans dans la tourmente. C'est sec, prompt et sans doute un peu tragique. Il se joue un drame humain dans toute perception du monde, les autres bêtes qui crient dans le vent sont sans retour de conscience. Je peins comme la bête confiante crie pour circonscrire son territoire.
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Décembre 2014
Vent nul. Petite pluie triste. Les brebis sont à genoux pour brouter un reste de pâture. Trois toiles carrées pour une suite, une déclinaison, d'une tête de chou. - ce qu'un chou occasionne de peinture, en somme...
Ce matin Katia me demande cela : le plus simple pour définir « codes de représentation »? On pourrait dire « les moyens technico-théorique qu'un artiste met en oeuvre. » Quand j'y repense devant mes choux, la morale minimale voudrait qu'aussi ces moyens fondent l'altérité. Je le lui dirai ce soir. Je lui dirai aussi que plus les moyens sont communs mieux on les utilise intrinsèquement, l’œuvre à l’œuvre se révélant alors un fait d'altérité.
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Décembre 2014
Vent violent de nord-est. Ciel pur, infiniment bleu. Les brebis laineuses sont de pierre sous les rafales.
Mendelssohn à la radio que Katia m'a offert ce Noël. Rien aujourd'hui, les toiles se sont succédées que j'ai effacées sans regret.
Depuis que j'ai fait l'acquisition d'une reproduction des Joueurs de cartes il se répand ici une grandeur sans réponse, il se joue une partie résolument virile devant le néant d'exister.
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Décembre 2014
Vent de nord-ouest. Petite brise. Nuages épars sur un ciel d'hiver clément quoiqu'il gelait fort ce matin.
Une petite toile carrée, un crâne de chèvre. Le fond est rougeâtre le crâne est formulé par trois coups de brosse chargée de blanc le trou orbital est une tache noire. Ce n'est pas un souvenir de Picasso, c'est un crâne de chèvre du marais. Comme j'aurais aimé peindre ça sur une paroi obscure dans une période plus claire de l'humanité. On n'égalera jamais ce qui s'est passé dans la grotte Chauvet ni en art ni en religion. Ces gens-là ne se cognaient pas la tête sur les parois ils s'y exprimaient en grand et en large ils devaient aussi faire l'amour comme des Dieux si l'on en juge à leur disposition à matérialiser leur désir.
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Décembre 2014
Vent nul. Le ciel est magnifique au travers la haie défeuillée : de lents nuages en bandes étirées qui viennent du large.
Une toile de chou avant que le gel ne sévisse au jardin. On parle beaucoup de l'Art brut ces temps-ci. Mais on ne parle pas de peintres qui sèment des graines de chou frisé au printemps, en repiquent les plants en été et peignent les têtes en hiver. Puis, les distribuent aux brebis après les avoir peints et regardent cette gourmandise d'hiver distraire les bêtes qui paissent derrière la haie défeuillée au-dessus de laquelle passent les mêmes nuages de loin en loin.
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Janvier 2015
Vent nul. Ciel bleu de sèvres tendu de nuages d'éternité. La tuile lointaine des toits...
Beethoven à la radio, une sonate douloureuse. Très haut un avion trace une ligne nulle part entre les nuages.
Une toile d'huîtres et une coquille Saint-Jacques, j'espère qu'on y sentira Manet de loin en loin. Bouddha n'est pas une bouse séchée c'est une coquille vide.
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Janvier 2015
Ciel bas, il a neigé cette nuit. La gouttière glougloute, le poêle ronfle. L'hiver est sale aujourd'hui.
Une toile de mouette rieuse. Je l'ai trouvée hier à Port en Bessin. Juste quelques traces blanches sur fond anthracite. Verra-t-on que j'aurais pu passer la journée à « embellir » à composer... C'est là : une mouette morte devenue une chose, une pauvre chose. Une mouette ne peut pas être un prétexte formel pour faciliter la peinture, un sujet. N'en parlons plus. Si la peinture n'était pas la maîtrise du non-dit elle serait une instance narrative. C'est d'ailleurs le défaut de ceux qui écrivent sur l'Art. Ils pérorent à qui mieux mieux. « Ils sont lourds » aurait dit le Louis-Ferdinand.
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Janvier 2015
Vent de nord, les nuages voguent vers les terres. Ai défait la toile d'hier pour reprendre la même mouette sur la table ronde en hêtre, un bord rabattu. Quelques taches bleues outremer sur l'autre bord de la table évoquent l'inaccessible liberté bleue dirait-on.
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Janvier 2015
Vent nul. Ciel pur. Le rouge-gorge était dans le grand pommier, fanfaron l'oeil malin. Une toile carrée pour une autre mouette, la même. Ma peinture redevient très sobre, mes pensées aussi. Un concerto de Brahms à la radio a fait mon affaire. Touffu, abondant en contradiction avec le calme du dehors et du dedans... On devrait limiter la fureur du monde à la seule musique, tous les silences seraient de la peinture.
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Janvier 2015
Vent nul. Ciel bas, pluie. Le marais : une éponge exprimée.
Une autre toile de mouette. Un format plus petit. Saura-t-on que dans le voisinage silencieux le piano de Liszt était grave et mélancolique comme Chopin... que la vie... n'est qu'un mot hors d'usage.
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Février 2015
Vent d'est en rafales. Le gel persiste au long des haies mais la terre dégèle sous le soleil de février.
Un portrait de Katia en reine d'Épiphanie. On a écouté Schumann et les interviews de Ciccolini nous ont touché. J'ai pensé qu'intellectuellement il nous est impossible de fixer une émotion, c'est pourquoi nous avons recours aux oeuvres d'art. Un portrait plein de lumière avec des réserves et des rêves auxquels le monde ne consent pas. C'est dire l'anachronisme de la situation.
Qui a dit cela : « Le monde comme si nous n'y étions pas. » Je ne m'en souviens plus, Saint-Paul peut-être ?
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Février 2015
Vent nul, tout est mouillé. Les moutons comme des éponges vivantes sur le pré. Le grand bouc promène ses cornes, il est noir sur le pré jauni des gelées dernières. Chopin par Horowitz fait bonne mesure à la radio. Une toile de mouette rieuse qu'on appelle aussi stern. Cette mort dont à peine j'ose écrire le nom. Exorcisme ? Sûrement pas. Une mouette comme un ange à ma table, je songe à Janet Frame bien entendu.
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Février 2015
Vent de nord-ouest. L'eau du puits est à ras bord tant il a plu depuis hier. Sonates de Mozart à la radio. Ai peint un pigeon biset qu'Amira a chassé toutes griffes dehors. Elle était fière de sa proie et moi je lui ai reprise pour la peindre. C'est plus qu'un simple pigeon, celui-ci a été acquis de haute lutte - une pensée pour Pablo Ruiz. Et comme il n'était que mort ce pigeon, j'ai ajouté une coquille d'huître pour l'éternité.
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Février 2015
Vent de sud-ouest. Soleil, nuages épars.
Une autre toile du même pigeon. A la radio de la musique d'un compositeur d'aujourd'hui. D'après Bartok, de la musique incomplète, pédagogique : d'après... on peint aussi de la sorte. Nous ne savons plus comment sortir de notre histoire. Victimes culturelles d'un passé mirobolant. Cette culture musicale sur les ondes n'est que le fait social de l'Art. Rien d'étonnant alors qu'elle parachève la stérilité acquise universellement.
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Février 2015
Grand vent de nord-ouest, ciel clair.
À la radio la Symphonie écossaise de Mendelssohn. Mendelssohn sur fond de grand vent mugissant c'est beaucoup d'énergie sonore...
Ai peint quatre artichauts violets posés sur une chaise paillée. J'en suis content : c'est d'aujourd'hui et ça rejoint ma peinture d'il y a vingt-cinq ans. C'est jeté là... on doit y sentir l'abandon à l'oeuvre. Mal de tête et fatigue : un vide que j'ai rempli selon, l'esprit ailleurs. Quelle drôle de vie astreinte à... à quoi ?
Un avion traverse le ciel, un avion à hélice, son ronronnement rend le ciel aux enfances disparues : nous regardions vers le haut les yeux mi-clos le soleil faisait des taches longtemps après sur les ombres.
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Février 2015
Vent d'ouest, pluie incessante.
Tchaïkovski, des sonates cristallines. La pluie tambourine sur le toit. Une toile d'artichauts avec le pigeon : c'est posé sur la table de toilette. Trop de fatigue pour comprendre...
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Mars 2015
Vent d'ouest en rafales. Temps blanc, lumineux.
Les oiseaux de l'hiver sont sortis du couvert du bois pour s'égayer dans les haies, la mésange est première. Une toile de pigeon avec un pot de fer blanc et une bouteille verte. Ce que j'avais sous la main... du plaisir à peindre ce dimanche d'abandon à tout, à rien... Les oiseaux qui ne sont pas du gibier sont libres de leur vol. Si l'un d'entre eux me disait : « Eh l'homme! Où vas-tu ? » j'aurais du bonheur à lui répondre : « Nulle part selon mon humeur et toi l'oiseau pourquoi aiguises-tu ton bec sur le poteau de clôture ? »
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Mars 2015
Vent nul, nuages d'altitude, soleil dans son halo.
Une toile du petit bouc des fossés. Il a des allures de chèvre de Monsieur Seguin. C'est une bête rare, castré il n'a pas grandi, un animal délicat. Phœbus c'est son nom. Si l'on ne connaît pas la peinture on peut croire que cela s'apparente à de l'art brut mais il n'en est rien. Au contraire c'est maîtrisé, le gris rosé où sont tirés des traits vert de vessie à même le tube sont une aventure chromatique. Cela se suffit à soi-même.
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Mars 2015
Vent d'est. Soleil pâle.
Le faisan se pavane sur le pré d'hiver il va poussant son cri d'oiseau étrange, s'arrête, attend... semble humer la brise d'Est et reprend sa marche têtue.
Une toile de moi-même. Du plaisir à peindre : la lumière venait de toutes les ouvertures de l'atelier. Supposons que l'histoire reprenne son cours l'autoportrait, après tous les selfies dérisoires et le mépris de soi transformé en peinture avec les seuls moyens de sa propre gestuelle si essentielle, dans l'attente : contre mauvaise fortune bon coeur je pousse mon être ci-devant le chevalet comme le faisan son cri dans le premier soleil.
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Mars 2015
Ciel pur brise d'est.
La porte est ouverte sur l'abricotier en fleur c'est du Van Gogh. Debussy à la radio allez savoir pourquoi le programme est bien meilleur les jours de grève sur France Musique ? Une petite toile avec une pomme d'arrosoir et le pot en fer blanc, au fond suggéré pour être le fond, une ligne, un trait jaune citron qui détruit et fait renaître l'ouvrage d'un après-midi avec Debussy. Et maintenant je peux aller aligner mes rangs de pommes de terre, la terre est prête de longtemps.
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Mars 2015
Vent de nord-est ombre et soleil froid.
Aram Khatchatourian sur France Musique toujours en grève pour le bonheur des mélomanes.
Une toile de poissons rouges dans leur bocal : une boule de verre comme une bulle et deux êtres y vivant en exil, loin de leur bonheur. Cyprin doré c'est le vrai nom des poissons rouges.
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Mars 2015
Vent nul. Ciel nuageux.
De la musique française à la radio toujours en grève. La harpe est belle devant le chant des passereaux derrière la vitre. Une toile de poissons rouges, celle-ci bénéficie de l'étude précédente. Je voudrais qu'on y sente à la fois l'aléatoire et la certitude à l'oeuvre et le désir d'eau en tant qu'élément. Et pourquoi le voudrais-je ? L'œuvre achevée il ne faut plus rien vouloir. Que de psychologie en ce bas monde.
« Le langage ne se refuse qu'à une chose, c'est-à-dire aussi peu de bruit que le silence. »
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Mars 2015
Vent fort d'ouest. Ciel pur.
Les moutons sont sur le pré, deux agneaux sont nés. Une petite toile de brebis dans la brume matinale. Très peu de choses pour faire rejoindre la peinture qui se peut aujourd'hui et celle de toujours (celle de toujours n'étant pas celle d'hier nécessairement).
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Avril 2015
Vent d'est. Soleil et turbulences.
Une petite toile où figurent la pomme d'arrosoir et un mètre pliant de charpentier. Le mètre est jaune de chrome comme de nature. Il se déplie sans vergogne traçant jaune son être-là de chose jaune. La pomme d'arrosoir sert aussi de volume à son côté mais c'est tout de même une belle forme en tôle zinguée. Je me demande pourquoi j'ai attendu si longtemps pour peindre un mètre jaune en bois, parce que c'est toujours le même bonheur que de déplier du jaune pour mesurer.
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Avril 2015
Vent d'est. Soleil.
Le chant des oiseaux dans le bois agrandit l'espace. Comme les oiseaux sur la terre malade contaminée des hommes de peu de foi, s'enorgueillir de participer au printemps.
Une toile où repose un baigneur en caoutchouc. Une sorte de petit Jésus sans crèche sans rien dans son éternité déjà.
Les hirondelles sont arrivées ce jour.
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Avril 2015
Vent de sud-ouest. Soleil ciel bleu.
Une toile où figurent une bouteille à cidre, le broc blanc émaillé et une carte à jouer sous le pot de fer blanc. C'est beaucoup de chose pour une toile de petit format mais cela n'en fait qu'une qui compose. Un classique en somme mais j'y ai ma petite sensation comme disait Cézanne. Sonate de Grieg à la radio.
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Mai 2015
Vent de sud-ouest. rafales, toutes frondaisons hâtives meurtries sous le grand vent.
Une toile carrée pour deux arrosoirs galvanisés. L'un est circulaire l'autre ovale : deux arrosoirs dont je me sers au jardin. J'ai souvent fait remarque que l'arrosoir en son usualité est admirablement conforme à son esthétique. L'anse qui parcourt l'instrument en demi-cercle jusqu'à sa base n'est ainsi que pour son usage. La main s'y déplace graduellement jusqu'à la viduité du contenant. C'est peut-être cela la symbolique pure. La chose qui se représente conformément à son usage et le geste qui s'en empare est auguste.
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Mai 2015
Vent de sud-ouest en rafales. Pluie sous les grains.
Le mildiou est apparu sur les patates, j'ai traité soufre et cuivre.
Une petite toile de cartes à jouer que j'ai déployées au petit bonheur, le fond est gris. Les cartes retournées sont bleu de nuit. Ces cartes-là ont été délaissées par les joueurs du Jas de Bouffant lorsque Cézanne eut tourné le dos à son ouvrage.
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Mai 2015
Brise de nord-est. Ciel pur.
Un essaim en formation à l'orée du bois, abeilles bourdonnantes en spirale autour d'un saule.
Une petite toile où devaient figurer un mètre pliant jaune et la pomme d'arrosoir. Une fois le mètre tracé dans la jubilation jaune la pomme d'arrosoir eût été de trop. On pourrait penser à une bouffonnerie de plasticien machin... on aurait tort... c'est de peinture qu'il s'agit et rien d'autre. J'aurais aimé que cela plaise à Manet.
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Mai 2015
Vent de sud-ouest. Ciel gris.
Les mésanges ont fait leur nid sous la vigne près de la cabane à outil, comme l'an passé. Elles apportent cette fidélité qui sied aux solitudes voisines.
Une petite toile pour un crâne de chèvre que j'ai imaginé sur un reposoir de velours violet. C'est une toile et c'est une châsse. C'est plein de virtuosité dédiée à la jouissance de peindre et au temps perdu à peindre.
« L'absence habite l'ombre où je n'attends plus rien / Que l'ample effacement des choses par le mien. » Paul Valéry écrivait cela qui est ample en effet, comme le soi.
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Mai 2015
Vent d'ouest. Bourrasques de grêle.
Déjà les patates sont en fleur. Tendresse naïve pour les fleurs... parce que nous les respirons ? De notre vivant ? Qu'elles meurent avant nous mais qu'elles orneront nos tombes ? Les abeilles en raffolent mais les patates font le ragoût.
Une petite toile sans aucune imagination (le meilleur) rien que le bleu des cartes à jouer la manille retournées, le valet et la dame de carreau surgissant comme un bonheur chromatique. Je fais une réussite à ma façon, à ma façon de m'ennuyer.
Week-end à Paris. Exposition Vélasquez. De la tendresse : le prince Felippe Prosper. Un enfant royal anémique entouré de clochettes comme un lépreux. Et le petit chien blanc que l'on sait roux sur le dos. Le morceau de bravoure pour l'ailleurs : un chien ne juge pas un peintre. Un enfant de porcelaine victime de sa condition princière... et puis une toile qui n'est pas de Vélasquez mais de son gendre, l'infante Marguerite devenue grande en deuil de son père. D'une sensualité inouïe jusqu'à la morbidité.
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Mai 2015
Vent de nord-ouest. Ciel couvert.
Les oiseaux sont heureux sous le ciel gris de mai, les foins sont fanés dans l'espérance d'une météo propice, le cresson obstrue le Douet et les poules d'eau en émergent incongrûment. Une petite toile pour un autoportrait. Rien que ma tête qui elle aussi émerge du fond incongrûment. La toile est de même dimension que le miroir mouluré au tain piqué qui me sert pour les autoportraits.
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Mai 2015
Vent de nord. La nappe nuageuse vient de la mer. Tout est plombé.
Une toile où figure un baigneur. C'est un jouet d'enfant et c'est un enfant. L'ambiguïté m'a saisi quand il s'est trouvé là sur la table pour être peint. J'ai peint un enfançon puisqu'aussi bien sur la toile cela fait pareil...
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Mai 2015
Vent ouest sud-ouest. Petite brise.
Nuages épars, ciel normand à la Claude Monet. Grande fatigue, mais du travail à profusion. Ai curé tout le cresson envahissant, le courant est revenu et le niveau du Douet a bien baissé. Une toile de chiens se déchirant. C'est violent à souhait sur un beau format carré. Il y a du dix-huitième si l'on connaît son histoire de l'Art et si l'on ne la connaît pas il y a une belle emphase et les tons rappellent quelque chose que l'on sait déjà. Parce que cette violence-là chacun la porte en soi.
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Juin 2015
Vent de sud-ouest. Forte brise. Le ciel est gris mais ne laisse tomber aucune pluie. Ce temps est mien, suffit à m'enivrer. Une petite toile pour un crâne de chèvre que je crois très réussie... Très peu en acte c'est peint à fleur de toile. Cela fait plaisir à Shitao. Je me fais l'effet de garder un trésor dont le fiduciaire n'a plus cours – le trésor de l'esprit n'a pas de valeur en cours, todo / nada un crâne de chèvre comme Bouddha est une bouse séchée.
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Juin 2015
Grand vent d'est. Ciel pur. Tout est immense par grand vent d'Est. Ai fané un restant de foin qui n'a pas pu être pressé faute de lieuse adéquate. Du plaisir aux gestes anciens révélés. Un pareil bonheur est à pleurer, ces gestes qui ne reviendront plus – les battements du coeur seront donc les seules traces du passé... ce foin-là sera ramassé en mulons et mis à l'abri en vrac dans le pré aux chèvres.
Une toile où pose la bassine émaillée bleue et pour l'amour du Beau j'ai pris un oignon rouge au jardin, un oignon violine qui étale ses feuillaisons rondes au creux de la bassine bleue. On devrait toujours désirer manger ce qui est beau, les enfants le peuvent sans préjudices, sans drôlerie.
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Juin 2015
Vent d'ouest. Une belle brise qui passe sur les cimes et fait frissonner les feuilles des peupliers.
Le foin est sur le pré bottelé en petites balles, c'est déjà la mi-juin...
Une toile tout en longueur pour une vanité. J'ai peint le crâne de mémoire une fois centré sur la toile j'ai orné ce beau crâne d'un artichaut que je suis allé cueillir au jardin. Un bel artichaut violine à la base des pétales. Le violon et la bougie étaient là, dans la cabane. Tout ceci est un prétexte à créer du silence, bien sûr. Pour redire que la peinture est un art muet, même quand il est narratif. Cela parle du silence – cela vit sur du néant...
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Juin 2015
Vent nul. Nuages matinaux.
Les merles ont becqueté les pousses de haricots, de la salade à profusion et des oignons blancs. Mozart à la radio et les chants d'oiseaux rivalisent de trilles. Et malgré tant de bonheur alentour je demeure intranquille. « Mon Dieu la vie... » et Cézanne pleurait, qu'y faire ? Un crâne édenté sur une petite toile. Mortifiez il en restera peut-être quelque chose. Je crois que c'est peint comme il disait : « Comme on dessine sur le givre » mais alors de mémoire au mois de juin.
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Juin 2015
Vent de nord. Un vent de quiétude en la saison. L'air marin court sur le marais faisant frissonner le bois et les saules sont bruissants.
Une petite toile d'après un dessin de Dürer. Le homard sur le dessin est à mi-chemin entre la bête et le carapaçonnage guerrier. C'est bien ce qu'est un homard en vérité. J'en ai fait autre chose au souvenir et j'ai été heureux lorsque Katia m' dit qu'on dirait qu'il n'est pas d'aujourd'hui, qu'il y a de l'aujourd'hui dedans selon hier. Elle est venue me rejoindre pour désherber au jardin et cueillir les premiers haricots verts et les premières fèves. J'oubliais : on doit mettre dans son art tout ce que les autres ne nous accordent pas, ne nous accorderont jamais.
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Octobre 2015
Vent de nord-est. Rafales mugissantes. Le ciel est bleu dans les trouées. Les mouettes très hautes exaltent un désir de mer.
Ai placé deux lucarnes sur le toit de sorte que le bleu du ciel descende à l'aplomb sur ma vie intérieure.
Un autoportrait. Katia qui est venue me rejoindre au marais m'y trouve un air triste que je n'ai pas d'ordinaire. J'en conclus que je suis triste sans compagnie... Beethoven à la radio, le concerto pour piano. Comment ne pas être triste à l'écoute d'un tel prodige : c'est inhumain si ce n'est pas divin.
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Novembre 2015
Vent de nord-ouest.
Tout est récolté les derniers raisins pourrissent sur la treille. Comment du jour au lendemain un nouvel espace distancie la main et l'esprit ? L'oeuvre qui n'est pas conçue de fragilité n'est pas du domaine de l'Art. Ou alors c'est du Soulages, du Buren c'est bavard et ça se justifie plastiquement...
Une toile de poireaux, quelques traits abandonnés à la noirceur de l'automne. Il pleut. Aucun message d'oiseaux le ciel est vide.
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Décembre 2015
Vent de sud-ouest. Ciel gris après une belle éclaircie à midi.
Beethoven à la radio.
Il ne reste que les vieilles brebis en lambeaux laineux sous les pommiers que j'aperçois à travers la haie défeuillée. La musique magistralement passe sur le paysage hivernal – distanciation. Qui donc ici confondrait musique et peinture ? Une toile de citrouille : une bonne portion d'une belle pièce qui pesait 23 kilos pour la pose, le reste en confiture et aux voisins. Le chat du marais est presque domestique, il entre dans la cabane-atelier, vient sur mes genoux pendant la séance. Il s'est trouvé peint dans le même temps. L'harmonie est plaisante : chat et citrouille. J'ai pensé à Chardin, à Picasso, au chat de Balthus et j'ai fait autre chose... Dans l'idéal il faudrait, le silence de Balthus, les trouvailles brutes de Picasso et le métier de Chardin. Tout cela hors synthèse plastique bien sûr.
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Décembre 2015
Vent de sud ciel plombé. Schubert à la radio.
Je n'ai pas allumé le poêle, j'éprouve aujourd'hui du plaisir à m'engourdir de froid. Une toile de chat (le chat du marais) des objets aussi que j'avais sous la main pour figurer l'espace. La bouteille est faite de rien. Un litre étoilé que j'ai trouvé dans le bois. On y trouve toutes sortes de flacons, de pastis, de rhum et du gros rouge d'autrefois. L'alcool des abatteurs de stères au regard fou sous le couvert des saules.
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Décembre 2015
Vent de sud, sud-ouest. Bonne brise, ciel clair.
La chatte du marais prend ses aises, me griffe les genoux de contentement, me gêne aussi... Une toile où figure la casserole émaillée et une bouteille à cidre, une champenoise. Le silence peut-il se confondre au parti pris d'exister ? Tenir le pas gagné sur le tout du monde.
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Novembre 2017
Vent nul, les feuilles tombent mollement. Les pommiers défeuillés laissent démunis geais et pies mais le rouge-gorge et le troglodyte sont bien aises autour des mangeoires, une main amie les nourrit…
Une bassine bleu gris émaillée mouchetée, une petite toile aussi lisse que le temps arrêté d’un premier novembre « cracher au bassinet » dit-on. Locution atroce qui définit l’homme rendant son quotidien de servitude. Savoir ce que l’on fait n’est pas savoir pourquoi on le fait. Cet événement intrinsèque et singulier dont les raisons disparaissent, les intentions aussi : un transcendant ne sert pas deux fois la même cause en peinture. Cette ascèse énigmatique ne s’acquiert pas au fil du temps, ne s’explique pas devant l’œuvre. C’est une théorie à posteriori inutile à toute compréhension il faut donner de l’équivalent magique. La peinture c’est de la pensée qui se pense non pas qui conceptualise son objet.
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Novembre 2017
Vent de sud. Soleil emmaillé dans les ramures de novembre.
Une petite toile : la bassine émaillée bleue, la pomme d’arrosoir en zinc et le mètre jaune en bois font une histoire. Une causerie silencieuse sans fin… le langage de l’être sans les mots.
Il n’y a pas tant de bonheur (quoiqu’on en dise) à être compris dans un monde qui ne se comprend pas lui-même. Le réel n’est pas la réalité sans quoi il n’y aurait jamais eu de peinture dans une réalité incomplète.
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Novembre 2017
Vent de nord. Nuages de grêle, ciel en dérive vers les terres.
La chatte est sur sa chaise paillée. Je l’ai installée sur un torchon pour avoir un motif de lignes qui se brisent dans les pliures aléatoires du tissu. – j’allais dire pompeusement « drapé ». Non, un torchon d’atelier pour les mains, au milieu, au plus sale, et pour les verres, aux pointes, au plus propre. La chatte est contente d’un peu de répit, de chaleur près du poêle qui ronfle autant qu’elle. Elle a la vie dure d’une bête rôdeuse. Elle traverse le jardin mouillé et les herbages comme un chien de novembre. Qu’est-ce qu’un chien de novembre ?
Il fait presque nuit et c’est à peine quatre heures. Je relis quelques lignes des Lettres à Théo avant la nuit, page 33 : Je ne connais pas de meilleure définition du mot art que celui-ci « l’art c’est l’homme ajouté à la nature » Wame, juin 1879. Je pense pour ma part que c’est l’homme ajouté à l’homme. Nous sommes si près du désastre que la nature est redevenue cet effroi cosmique à notre regard immémorial.
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Décembre 2017
Vent nul. Ciel bas. La fumée retombe en panache sur le bois défeuillé, noir.
Le cri d’un coq rappelle qu’il y a domesticité en la demeure.
La dormance c’est ainsi que l’on dit en arboriculture et les passereaux le savent qui piaillent dans les ramures pour réveiller les arbres au bois dormant. J’ai vu la dernière grenouille avant l’hiver qui brassait l’eau noire du puits.
Ai tenté un lavis au bitume de Judée sur du papier kraft brun. Une Nativité d’après Rembrandt. Un divertissement de décembre… Le bœuf fait fond pour retenir, appuyer, la composition. J’entends le cri d’un corbeau qui rame sur le ciel à marée basse.
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Décembre 2017
Brise de sud à peine sentie. Ciel gris sans verticalité.
La chatte du marais se chauffe près du poêle. Le philharmonique de Berlin donne du Tchaïkovski à la radio. Une toile où figure Amira, l’autre chatte, la trois couleurs que j’ai peint de chic. En haut à gauche de l’œuvre, dans un coin d’ombre, les quelques livres de ma mince bibliothèque essentielle. A cette heure où la journée est faite je pense à une lettre de Rilke à sa jeune femme Clara (Lettres sur Cézanne)
Il m'arrive de passer devant de petites boutiques, dans la rue de Seine par exemple. Des brocanteurs, ou de petits bouquinistes, ou des marchands de gravures, dont les vitrines sont pleines à craquer. Jamais personne n'entre chez eux, ils ne font pas d'affaires, visiblement. Mais si l'on regarde à l'intérieur, ils sont assis, ils sont assis et ils lisent, insouciants ; ils ne se font pas de souci pour le lendemain, ne vivent pas dans l'angoisse de la réussite, ils ont un chien qui est assis devant eux, de bonne humeur, ou un chat, qui amplifie encore le silence en effleurant le dos des rangées de livres comme pour en effacer les noms.
J’ai éteint la radio qui cause pour ouïr le troglodyte de la haie. Le cri d’une corneille, le raclement d’outils sur le pont fait écho au labeur incessant du monde.
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Décembre 2017
Vent nul, ciel bas naufragé. Solstice d’hiver comme une éponge.
La cime des peupliers se dissout dans une verticalité absente. Ai fait le grand ménage dans l’atelier pour tenir tête à l’hiver mauvais. Une grande toile où figure la soupière soutinienne fêlée en faïence à décor champêtre achetée ce matin un euro cinquante aux chiffonniers d’Emmaüs. Une belle soupière des dimanches anciens du temps des panades qui pose devant un ustensile en cuivre qu’on nomme une channe à lait. Et c’était bon d’avoir tout ce fatras à peindre sur la table ronde à rabats en hêtre ; et les carreaux des fenêtres ruisselaient de condensation tant le poêle chauffait bourré de bois sec. Le jour en cendre est tombé à l’ouest nulle part derrière les peupliers qui ont nom populus tremula.
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Janvier 2018
Vent de sud-ouest nuages bas. Tout est mouillé des pluies incessantes. Les herbages spongieux sont gagnés par les inondations. Il fait doux. Odeurs de marécage. L’humidité éloigne une humanité indésirable, activiste, démesurée dans l’entour gracieux. Et quand les mots n’intriguent plus l’image univoque, que la parole n’éprouve qu’une profusion confuse il est l’heure de me mettre à l’ouvrage : une toile carrée où figure la soupière. Une œuvre âpre, essuyée. J’ai fait la vaisselle en peinture…
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Février 2018
Bise d’est, il gèle. Tous les passereaux sortent du bois, ils se pressent aux mangeoires, les mésanges les premières. La chatte est sortie de quelque part vers les pâtures abandonnées. Le vent d’est épuise l’instant, les rafales font briller le mois de février, mémoire à vif…
Depuis tant de temps que je voulais peindre un paon j’ai réglé cette affaire cet après-midi sur une toile de beau format. Couleurs froides comme le gel qui résorbe mes pensées. Je suis libre comme le vent qui siffle à travers les grillages et contraint comme l’eau prise de glace à la surface du puits.
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Mars 2018
Vent d’ouest, nuages de mars porteurs de grêle. Les feuilles précoces des sureaux sont brûlées des gelées dernières. Ça et là, dans le noir des haies, les pruniers en fleur marquent la fin de l’hiver. Un jour reconduit, semblable à un autre jour d’un autre mois de mars… qui s’en réjouirait ?
Une toile de homard d’après Guillaume Fouace ce Normand de bon aloi.
Essuyant mes brosses au chiffon de drap j’ai songé à Pollock qui n’a jamais trouvé le geste naturel. Sans doute lui aurait-il fallu plus de modestie, moins d’activisme… Quand on pense qu’il prétendit à mieux que Picasso ! Et puis j’ai pensé à Delacroix que j’ai imaginé devant cet essuyage : eût-il admiré l’élocution chromatique des brosses tout en évitant l’élucubration comparative que l’on a dite abstraite, pour en retirer le bénéfice de la spontanéité à l’œuvre ?
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Mars 2018
Vent fort de sud-ouest. Il pleut dru après une matinée radieuse. Comme un avant-goût de printemps. Patates et oignons sont aux sillons. C’est dimanche le vallon résonne des décibels imbéciles des motos de cross. Se divertir… quoiqu’il en coûte… hyperconsommation, hyperdémocratie, hyperconnerie.
Revenu à meilleur usage de son temps : une toile d’après le même Normand de bon aloi. Une bêbête dont j’aurais bien dégusté les pinces. Quatre livres à vue un homard comme il s’en trouvait sur les étals du temps de Guillaume Fouace. Bientôt ces crustacés-là ne seront qu’un souvenir, la peinture aura disparu et les carapaces vermeilles aussi. Aux pixels citoyens ! Aux selfies citoyennes ! Et là aussi c’est de l’infini pour les caniches.
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Avril 2018
Grand vent de sud. Il fait froid, premières hirondelles. Les ramiers s’accouplent et les mésanges reparaissent, j’entends la crécelle du faisan qui cherche une épouse pour ses noces printanières.
Une toile carrée pour une channe à lait tout de cuivre mordoré, c’est un soleil… Tradition ? si l’on veut… Cela constitue-t-il un défaut dans l’échelle des valeurs contemporaines à l’heure de la dilution des êtres et des choses dans un tout qui n’est rien pas même un néant ? Pour faire belle œuvre il faut cependant : que la première touche soit arbitraire, conceptuellement libre d’antériorité. La seconde se réfère à la première et si l’on veut est de moitié moins libre. Ainsi de suite jusqu’à ce que l’œuvre nomme son inachèvement, ce dernier hasard contraint tout discours périphérique à l’égarement du sens. Que cet arbitraire soit ma liberté d’action.
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Avril 2018
Vent de sud-ouest, il fait presque froid. Tous les arbres ont sorti leur verdure. Cependant entendu le coucou ce matin. J’ai longtemps rôdé pour un sujet. La chatte qui s’est mise au chaud dans la cabane n’a pas bougé de sa chaise pour une toile jetée sans aucune arrière pensée. Quelques lignes déliées indiquent que c’est bien d’un chat dont il est question, l’indiquent très fort. Le reste est une saturation d’espace que le chromatisme excédant sa réalité détruit. Un peu de désespoir dans ce monde de brutes ne peut hélas nuire à personne.
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Mai 2018
Vent de nord-ouest. Ciel haut par-dessus le bois.
La chatte tigrée était sur la chaise paillée, la fenêtre était ouverte sur les frondaisons. Une frange de ciel bleu se voit en haut de la toile, figure un ailleurs sans qu’il en soit question ou que la question soit posée… Cela est. En peinture cela est. Et mille fois l’inspiration remise à ma conscience claire : un chat tigré en sa toute plasticité de chat. Une chaise paillée, chose réduite à sa lecture en peinture. La fenêtre ouverte par laquelle circule un printemps. Tout ce qui supposément vit au dehors de l’œuvre est frappé d’irréalité si l’on pense qu’est-ce qu’un cognitif en peinture quand les signes sont essentiellement à l’œuvre ?
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Mai 2018
Vent de nord-est ciel pur, il fait chaud. Le vent de mer apporte le souffle qui manque aux campagnes confinées, ici, dans le Bessin, la pierre calcaire s’érode dans la brise d’est et l’outremer. Les inondations tiennent la cabane atelier isolée de l’herbage. J’ai laissé mes bottes dehors pour aller nu-pieds. Une toile tout en hauteur pour une girafe qui se dresse incongrûment sur le chevalet. Incongrus les peintres comme les girafes sont en voie de disparition… C’est une girafe amie pour mon bestiaire.
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Novembre 2018
Brise de sud, ciel bas. N’ai pas allumé le poêle il fait doux.
Une toile de saison : un navet d’un kilo avec ses fanes. Fascination chromatique, violet qui se dégrade, plusieurs verts et le jaune clair des feuilles fanées diaphanes. Il n’y pas d’art sans intention d’art. L’axiome résiste à toute dénaturation culturelle. Ce qui est vrai en peinture ne l’est pas deux fois de la même façon.
Autre chose qui parle de la même chose : le réel, sur l’instant et en son principe c’est ce qui ne peut pas nous être retiré. Le fait est que nous n’en sommes privés qu’en connaissance de cause. Alors que la réalité selon l’être serait immanquable, penser le réel outrepassé serait d’outrepasser le pouvoir du réel. Le réel en théorie n’existe pas, il est factuel ou il n’est pas.
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Avril 2019
Brise d’est il fait beau. Des faisans qui habitent le bois depuis l’hiver s’y accouplent ce printemps. Les mâles sont beaux comme des paons de jardin public.
Une toile de colza cueilli dans la plaine. Le broc bleu. La channe de cuivre jaune comme un soleil. Ce que j’ai sous les yeux, sous la main ; nul n’est orgueilleux de supplicier ses dons. Je repense en voyant ma palette soudainement harmonieuse en ses chromatismes aléatoires : C'était quoi une peinture abstraite ? C'était une peinture qui ne possédait ni subjectivité efficace en son code de représentation (sa vacuité stérile non figurative) ni aucune objectivité vérifiable en son impossible carence d'altérité (une forme obligatoire en quelque sorte restrictive du déjà donné). Bien avant la rhétorique sans dons les peintres en leurs privautés en jouissaient naturellement comme la cuisinière en son office du croupion d'une volaille rôtie. Qui maintiendrait ce jour le malentendu d'un dénouement fallacieux que l'on dit encore histoire de l'art sans nécessité autotélique ?
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Mai 2019
Grand vent d’ouest mugissant. Les pétales s’échappent des pommiers en fleurs, la terre mouillée les reçoit c’est un tamis de fleurs secouées par la main du grand vent.
Ai conclu la toile en cours : un arrosoir en tôle galvanisée, la channe en cuivre jaune qui laissaient une déconvenue vers le haut dans l’espace inoccupé. C’est fait, un cageot fait fond et je pense au poème « utile » de Francis Ponge le précieux inspiré. Le vent printanier n’emporte plus que très peu d’hirondelles dans ses rafales. Je ne vis que pour elles… pourquoi survivre à leur disparition ? Je hais l’humanité asservie à ses désirs grandioses et futiles, nous n’avons jamais eu espèce ni espérance commune. La toile dit que l’auteur aime les hirondelles, n’est-ce pas un message suffisant, mais les messages de peintres sont muets… il faut les deviner, les pressentir.
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Mai 2019
Vent de nord-ouest, ciel brillant. Il ne fait bon qu’aux brise-vent des haies. Les plants sont meurtris au jardin. Un vol désordonné de mouettes passe dans la rafale en criant, il me dit que la mer moutonne par grand frais.
Une toile tout en longueur. 150 x 40 (un châssis de récupération).
Y ai peint répliqué le même petit baigneur. C’est monstrueux comme on y aperçoit comme je n’aime que la peinture : Monsieur Juré détestez-vous les nourrissons ? Non pas je m’en fous. Un baigneur n’est pas un enfant comme une peluche n’est pas un animal pourtant les anges supposés… ou bien le petit Jésus qui n’a plus de crèche dans un monde sans transcendant… mais c’est peint. Ils ont des yeux et ne voient point, Ils ont des oreilles et n'entendent point. La peinture ne désigne pas les lieux, les choses, les étants du monde elle en prédit l’inusité.