A l'ombre d'Amon
Avec cet ensemble de photographies de Katia Boyadjian et de peintures et dessins de Daniel Juré, nous avons deux expériences croisées sur plusieurs plans:
- une photographe et un peintre,
- exercent leur art sur un même sujet, l'Egypte contemporaine,
- laquelle nous est montrée ici, en Europe, donc croisement de deux cultures, de deux espaces, avec tout ce que cela implique, comme on va le voir, en termes de lumière, de contrastes, de nuances, de végétaux et d'animaux, de profils et visages, sourires, labeur, allure et mouvements des hommes et de leurs divers véhicules,
- le tout représenté artistiquement par un homme et une femme, celle-ci née en Egypte, d'origine arménienne, et celui-là d'origine européenne,
- sans oublier que ces deux créateurs vivent ensemble.
Par là, on a déjà quelque idée des enjeux de cette aventure plastique. D'autant qu'il est rare, rarissime même, si l'on considère l'histoire et les gens autour de nous, que deux êtres poussent à bout leur créativité autant l'un que l'autre, sous le même toit si l'on peut dire (ce toit fût-il nomade, en l'occurrence).
Comment donc accompagner cette double démarche? Comment rendre compte - essayer, par les mots - de ces croisées de chemins entre deux arts visuels, deux êtres, deux mondes?
J'ai toujours considéré que la critique d'art, par rapport au travail des artistes, devait connaître ses limites, et qu'elle devait particulièrement revenir à la modestie aujourd'hui qu'elle a pris le pas sur l' œuvre, dans les tendances dominantes de l'art dit contemporain. La revanche de Platon, elle est dans l'âge de fer théorique que nous avons traversé durant le dernier demi-siècle; c'est que les théoriciens de cette période ont repoussé le langage artistique au second plan, derrière leurs idées, de même que pour Platon l'artiste a certes le talent de bien reproduire les apparences - objets et êtres sensibles - mais que ceux-ci, qui font apparemment notre réalité, sont seconds par rapport aux idées, matrices du réel, qui en seraient l'archétype. Cette conception, qui a dominé l'histoire de l'art récent, a fait son office, d'apport théorique sur ce que peut bien être cette aventure humaine qu'on appelle l'''art''; mais cet office, elle l'a fait en dévalorisant la notion d'œuvre, et, par voie de conséquence, elle a permis l'affaiblissement, en termes d'intelligence plastique et d'invention formelle, des œuvres qu'elle a proposées.
Ce détour n'en est pas un. Juste un préalable: pour dire comment on peut tâcher d'accompagner notre regard et notre pensée (sensibilité et réflexion sont mises en jeu dans toute mise en œuvre, faut-il le rappeler) tout au long de ces deux œuvres croisées. Accompagner n'est pas excès de modestie: il s'agit, par les mots, de mieux voir encore ce que nous montrent les œuvres. De mieux voir au sens de : montrer ce qu'on y perçoit sans toujours en prendre assez conscience - voilà pour nous autres les "regardeurs"; quant aux artistes, les accompagner de telle sorte qu'eux aussi voient plus loin que nous et que ce qu'ils ont vu eux-mêmes jusqu'alors.
Cette démarche d'accompagnement paraît, en outre, fidèle au nomadisme aventuré de nos deux artistes. Voyageons donc en leurs œuvres, passant de l'une à l'autre par étapes, avec pour fil rouge cette question qui nous aimante particulièrement en parcourant et sondant leurs œuvres respectives: comment la photographie et la peinture font-elles pour nous révéler le réel, chacune à sa façon tout en s'enrichissant chacune de moyens qui viennent de l'autre? La modernité de l'entreprise est là, semble-t-il.
Photographies
Les toitures de la ville sous la bande de nuages: Alexandrie est une mer de terrasses tirée vers l'horizon urbain que le ciel surplombe d'une lumière si intense que c'est du rien, par contraste. Le papier de la photo, à nu, brille d'absence. Seuls les nuages, par leur caravane légère et leur velouté sombre, montrent qu'il y a du ciel plutôt que rien, de la lumière plutôt que de l'aveuglement - une image du monde plutôt qu'une réserve de papier.
Arrêtes des terrasses, murets, cubes et linge qui pend, c'est le monde humain allé vers ce qui n'est pas lui, l'univers. Et perdu dedans: d'où sa vie grouillante, comme si de rien n'était.
On retrouve la même lumière de bronze ébloui sur les vues de rivage avec la ville au loin. L'ombre sur les nuages vient d'en bas, eau et ville; la lumière leur vient d'en haut, si haut qu'ils soient eux-mêmes.
Sur ce rivage - autre photographie -, une famille autour d'un caisson s'apprête à boire le thé, réunie sur le sable et sur fond d'horizon étiré qui l'esseule. Ou, autres photos de rivage, les hommes s'embarquent, photographiés de telle façon qu'ils semblent tirés par les filets qu'ils tirent. Et quand sur la jetée du port ils chargent et déchargent un bateau, ils sont pris, bateaux, hommes et barques du premier plan, dans le même grain qui éloigne le tout de notre regard, et rend étrange cetle activité humaine parmi d'autres.
Coup de recul encore, lorsque l'ombre de l'appareil photographique, ostensiblement montrée au coin, est la boucle de départ d'une ombre longue, très brutale, qui borde le parapet. Le grain de ses dalles, au parapet, paraît lunaire, un paysage irradié à lui tout seul. A peine quelques silhouettes au bout - et encore, on peut en douter tant la lumière aveugle, sur cette photo comme sur plusieurs autres de Katia Boyadjian. On se souvient des derniers paysages vénitiens de Turner, qui dilua entièrement les contours des palais dans la lumière, au point de les confondre, ondes de lumière et lointains contours, avec les seuls sarclages de matière picturale sur la toile. Katia Boyadjian, avec le grain des choses, matières et peaux, opère une irradiation qui les traverse et qui est d'autant plus spectaculaire qu'elle se fait non pas avec une matière qui, comme la peinture, est hétérogène au réel et aux matières qu'elle représente, mais avec la matière même du réel.
C'est le moment de faire une première incursion dans les dessins et peintures figurant le même monde.
Peintures
Pour mesurer l'apport de ce croisement de langages plastiques, prenons un lavis montrant lui aussi l'horizon urbain, au loin, depuis la rive. le poudroiement des contours sous l'effet de la lumière trouve ici un effet remarquablement concentré, puisque Daniel Juré s'appuie sur le blanc du papier pour diluer un fond de ville bistre. Une courbe à droite, noire, suffit à appuyer la limite entre l'eau et la rive ferme. Et, finement jetées d'un coup de pinceau, les embarcations et silhouettes sont moins fermes que leurs reflets dans l'eau.
A propos de silhouettes: Daniel Juré a figuré toute une série d'arbres, isolés ou groupés, parfois même en rideau devant une porte de la ville ou une bâtisse. Or, ces arbres, qui sont certes des arbres bien typés, reconnaissables même dans leur variété, à y regarder de près, sont des arbres de peinture. Je veux dire par là qu'ils montrent le geste de peindre en même temps qu'ils montrent l'arbre. Ce qui est troublant, c'est qu'entre le geste humain et la fibre naturelle, entre l'artifice humain de l'art et ce qu'il suggère du monde non-humain de la nature, il y a, non pas identité, certes, mais même manière de venir, de naître, même pousse.
Evidemment ce qui fascine dans ces peintures, c'est le sentiment qu'elles donnent d'un rien qui suffit à tout camper. Un arbre tordu comme une signature à droite, un autre à gauche tendu comme un pinceau, deux passages décalés au fond pour Figurer murs et minaret, au pied des arbres un badigeon crée la lumière et l'ombre et au milieu, de noir sertis vite fait, une carriole, son âne et sa cargaison de fétus. C'est enviable, de paraître tout dire ainsi d'un trait.
D'autres fois, le trait de pinceau court et mime un rythme de roues et sabots sur un sol vide - le papier, à cru - tandis qu'au fond les contours demeurent malgré la lumière - crue elle aussi, comme le papier à nu.
Ou alors le pinceau noir fait tourner les cordages sur les mats et au bord des coques, créant des profils d'êtres et choses jamais vus, lors même qu'on les reconnaît pour ce qu'ils sont: les éléments banals de la vie de pêche.
C'est comme lorsque Daniel Juré invente apparemment une situation où l'effet du mouvement de la carriole se confond avec ce qui pourrait être son chargement, l'âne et l'homme n'étant plus que boucle épaisse et zébrée; quant aux deux roues, elles sont signes de roue. On pense à la justesse du trait de pinceau dans l'art Zen, lorsque, du blanc - du vide - il fait naître quelque chose. Sauf qu'ici, aucune représentation traditionnelle au départ, dont l'artiste partirait ou se démarquerait. Parfois même, il pousse le bouchon fort loin, puisqu'un homme actionnant une broche à méchoui peut n'être plus qu'un contour comique surmonté d'une fumée, son ombre à lui étant moins large que celle de la broche. Il ne suffit pas ici de parler d'économie de moyens - c'est l'évidence et ce n'est pas rien; il faut surtout souligner ce qu'il y a d'audacieux dans des dessins si élémentaires qu'on pourrait n'en plus voir l'audace.
Moment de revenir à la photographie, qui, elle, est obligée de se coltiner ce que le monde lui donne, là où le dessin s'est coltiné la très apparente liberté que donne le blanc vertigineux du papier.
Photographies
On a vu comme d'un même trait, sur certains de ces dessins et lavis, Daniel Juré peut tout à la fois lier et distinguer: un arbre, un mur, une bâtisse, une autre, etc. Dans une de ces photographies urbaines les plus captatrices et les plus ouvertes à la fois, Katia Boyadjian parvient à faire d'un fond d'immeubles une réalité qui aurait paru l'apanage de la peinture: la masse d'immeubles devient laiteuse et rocheuse telle une falaise: prise dans la brume solaire, et en même temps elle paraît translucide, traversée par la lumière, comme l'était le large trait de pinceau suffisamment dilué pour laisser filtrer le blanc du papier. Eh bien, devant cette falaise d'immeubles que la clarté embue, les volumes d'autres bâtiments, plus près de nous, se détachent tout en restant liés à d'où ils viennent et liés entre eux, exactement comme le trait de pinceau de tout à l'heure liait en les distinguant les différents volumes et plans, du plus au moins éloigné. Ce sont des opérations de la perception et de l'esprit qui nous sont montrées ici. Mais en situation concrète et simple, sans la moindre abstraction, et surtout, sans autre étrangeté que celle de la banalité des occupations habituelles quand elles sont vues plus nettement que d'habitude: ainsi en va-t-il du groupe de trois hommes assis sur la margelle qui fait arc nettement serti d'ombre - analogue du trait d'encre noire qui délimitait un rivage, une cour ou un mouvement dans telles œuvres de Daniel Juré. Sauf que ce trait photographié était dans "le" réel et qu'il fallait savoir l'abstraire et le respecter à la fois, le dégager du contexte sans l'en extraire à nos yeux. Et sauf qu'avec la peinture, le moindre écart de nerfs pouvait fausser le mouvement qui, lui seul semble-t-il, pouvait tracer l'ombre là où elle allait vibrer si juste dans tant de blanc.
Un palmier rachitique, un poteau électrique devant, aussi haut mais penché, et, au premier plan à droite, l'ombre d'une échelle. Sur fond de murs bas, crépis, à peine une ou deux toitures qui dépassent là-bas. Et le ciel chauffé à blanc grise le papier de la photographie, avec quelques traces de nuages qui sont comme le blanc du papier remontant. On a là l'analogue de l'économie de moyens dont on parlait à propos de l'œuvre de Daniel Juré; et, comme avec lui, on ne peut se contenter, avec Katia Boyadjian, de signaler cette économie plastique. Il faut remarquer, en plus, que c'est par le temps de contemplation que la photographe a saisi ce que le peintre, lui, a capté par le temps de réaction. Résultat: la photographie ne saisit pas moins le vif de l'instant, et la peinture n'étire pas moins le temps de pause de notre regard.
La photographie a ses coulées et ses traits qu'elle tire de la réalité donnée. En les tirant de ce qui est sous nos yeux, elle montre qu'il n'y a pas de réalité "donnée", en fait, tant qu'on ne nous propose pas une forme qui nous la donne à intérioriser par le boîtier psychique - cette métaphore du boîtier photographique, n'est-ce pas... Ainsi on a, sur une photo: les murs crépis et fissurés d'une bâtisse, dont on voit une bonne part de la masse, et des ombres
fort prononcées, ombres d'une autre bâtisse dont on ne voit rien à droite, et deux ombres sur la bâtisse photographiée: un de ses murs, à gauche, et, face au regard, une ombre projetée d'on ne sait où qui ouvre comme l'intérieur d'une porte. Le tout sur un ciel lisse qui boit le grain du mur, comme dans les ultimes toiles de Mark Rothko la couleur paraît bue par elle-même.
Au lieu que ce soit la couleur bue de lumière, dans certaines photographies de Katia Boyadjian c'est parfois tout un réseau serré d'ombres épaisses, à l'entrée de maisons ou dans une cour, qui devient le sujet de la vision. Le reste, ce que la lumière de pleine chaleur irradie entre les croisillons noirs, est là pour mettre en relief les grands coups de pinceau de l'ombre.
L’humain
Photographie de deux êtres assis, pris dans les méandres de leur étoffe rêche, celle de tous les jours, et pris entre des murets. L'un est penché, il ne regarde pas, vaquant à ses occupations, l'autre a le visage dirigé vers nous mais ne nous regarde pas non plus, effet de l'éblouissement, ou aveuglement, effet de l'âge ou de l'indifférence à l'objectif. Toujours est-il qu'on a ici l'humain saisi dans son espace rapproché, entre des murs proches mais à ciel ouvert: à la fois limité à lui-même et ouvert à l'univers dans lequel il est jeté.
Alors que, dans certaines œuvres de Daniel Juré, l'humain, loin d'être présent dans son indifférence à tout ce qui n'est pas lui, peut n'être plus que l'indice pour considérer ce qui n'est pas lui, à savoir une maison, un arbre, le sol immense et blanc.
Ou, autre variante sur le thème de la silhouette comme simple indice permettant de mieux percevoir le reste: la silhouette est comme un if menu au bout d'une ruelle qui, par la treille passant d'une maison à l'autre, débouche sur le blanc du papier, lequel, du coup, devient là plus blanc que partout autour.
Ce qui est étonnant, dans la série de croquis que Daniel Juré consacre aux individus, c'est le sentiment de les reconnaître, lors même qu'on n'y était pas. Il paraît d'ailleurs, d'après le témoignage de notre couple d'artistes, que les gens de la rue étaient friands de leurs croquis et photographies après en avoir vu. Or, le moins qu'on puisse dire est que les portraits et figures sont on ne peut plus éloignés de la figuration pleine. Tout de suite repérables, certes, mais fort audacieux, pour certains surtout où la forme humaine naît d'un singulier tournis de pinceau. Cela dit, il faut bien constater que toute cette série nous donne une typologie du paysage humain tel que l'Egypte seule peut nous l'offrir. Et là encore, le résultat est que l'évidence paraît étrange, la tête repérable apparaît si nettement dans sa spécificité qu'elle semble à la fois connue et jamais vue.
La photographie, elle, notamment pour les groupes, a la force de ce qui est poignant lorsqu'elle saisit ces regards qui nous regardent, avec au fond de l'œil le brillant de l'envie de vivre, ou de l'effort de vivre.
On le voit - ou plutôt: on commence à le voir -, cette photographe et ce peintre nous ont révélé plus intensément une même portion de réalité, chacun avec les moyens spécifiques de son art, en les exploitant avec une grande sûreté, une grande vivacité aussi. Aucun des deux n'a couru après l'art de l'autre. La photographie fut ici pleinement et rien que photographie, même lorsqu'elle a croisé l'art pictural. Et la peinture et les dessins ne furent qu'eux-mêmes, y compris lorsqu'ils ont paru abstraire encore plus ce que les photographies abstrayaient du monde. C'est dire que deux points de vue sur le monde le révèlent d'autant mieux qu'ils s'affirment réciproquement. Oui, deux créateurs peuvent vivre sous le même toit sans ombre portée de l'un sur l'autre...
Jean-Philippe Domecq
Préface de A l’ombre d’Amon